RUBBLE Vol. 4 – The 49 Minute Technicolor Dream

Rivière de gemmes psyché-pop

À l’heure d’entamer cette quatrième étape, une songerie nous assaille. Nous avions d’abord posé une question : que s’est-il passé ?

Qu’en est-il advenu, de ce moment de grâce, freakbeat et scène psyché ? En quelques mois fini, emballé, enterré. De 1966 à 70, on est passé de « The Nazz are blue » ou « Under My Thumb » à « Layla » et « Brown Sugar »… et encore, « Layla » ce n’était pas si honteux ; songez à ce qui nous attendait. Un frêle nirvana pas plus, balayé par l’artillerie lourde des zeppelins aux semelles de plomb ; puis l’extinction du groove, les solos gras, les batteries lyophilisées et les basses péteuses, l’hégémonie des gens qui se pointent en bermudas sur scène : soft rock, musiques de stade, punk FM, metal fusion. Pourquoi la laideur des prod 80’s ou la tristesse de l’indie 90’s ? Pourquoi Phil Collins ?

Le merveilleux rock’n’roll, le blanc cygne beat ont mué en ce vilain canard : le rock – cette infamie : de la variété internationale à guitares destinée à garnir les bacs des Fnac du monde entier. Le Rock1, ce produit manufacturé estampillé « rebelle », agréé par les Ministères de la Culture, ce langage universel des jeunes, ce concentré de laideur bombardé par toutes les sonos des voies publiques pour le massacre de notre quotidien; le Rock, emblème le plus ostensible de cette gigantesque entreprise de conspiration contre la vie intérieure qui définit la société moderne selon Bernanos. Qu’avions-nous fait pour mériter U2 et Smashing Pumpkins, Red Hot Chili Peppers et Placebo, REM et Green Day, Pearl Jam, Noir Désir ou Muse ? L’histoire a retenu le nom de Babyloniens qui ont moins eu à se plaindre des rigueurs du Ciel. Quels prophètes avons-nous indûment honnis ? Un péché sans rémission a dû être nôtre : à quel Moloch avons-nous sacrifié ?

(Pensons un instant, si possible sans larmes, au sort de la musique noire américaine: à la soul et au rhythm & blues initiaux (tant de héros et de saints : Ike & Tina, Sam, Otis, Solomon, James Carr, la liste n’en finit pas), par comparaison avec ce que sans rougir on désigne du même terme aujourd’hui : pas de noms, car les ignobles n’existent pas sous le regard du Seigneur. Et demandons-nous : où, en quelles contrées se sont exilées grâce et légèreté, et la fureur et la beauté ?)

Oh, on sait: rien n’est jamais joué et il n’est pas de fatalité, soit. Mais écoutez les batteurs – ça ne pardonne pas une rythmique, un son de batterie ça révèle tout. Comparez celui de Chuck Berry, Jerry Lee Lewis ou n’importe qui de l’époque, et, on ne dit pas même Téléphone ni Guns’n’Roses, mais même celui de gens considérés, mettons les Pixies : pigé ? Alors les Pharisiens et les Ventripotents, mais les historiens positifs ou les hommes de bonne volonté aussi, tous nous rassureront – ils n’ont pas tort. Il sort de bons disques, et nous avons d’excellents groupes en 2010, davantage qu’en 1991 ou 1974, sûr. Aujourd’hui, de fringants porteurs de flambeaux nous font vibrer, incarnations de la classe, de l’érudition et de l’excès. Libre à chacun de se composer une mythologie personnelle et quelque Olympe portatif – pour votre serviteur, ils ont nom Mort Harder, Wild Evel ou Jancee Pornick ; mais on porterait avec justice au pinacle les flamboyants Mick Collins, Margaret Doll Rod, Timmy Vulgar, King Khan ou Bloodshot Bill, thaumaturges rock’n’roll absolus. Et, sans même parler de « Blank Generation », « Final Solution », « The Light Pours Out Of Me », « Teenage Kick » et tout l’extraordinaire foisonnement afterpunk, nous ne nous fourvoierons pas dans le mépris des années 80, riches d’un underground grandiose, décennie splendide, puriste et révérencieuse, de Jeffrey Lee Pierce et de Nick Cave, celle des Fuzztones ou de Billy Childish, et non pas du tout des Simple Minds ou Daniel Balavoine.

Il n’en demeure donc pas moins que quelque chose s’est brisé, et ce de façon irrémédiable, aux alentours de 1969-1971. Un dernier feu d’artifice allumé par Slade, T-Rex et The Sweet, pour un retour providentiel aux origines un peu alourdi de ferraille, et la boucle est bouclée, l’histoire achevée. Le reste est parfois passionnant et nouveau, parfois archaïque et fervent. Il n’en demeure pas moins l’irrémédiable: ce n’est plus beat. Après 1983 : MTV, CD, ère numérico-cybernétique et épilogue techno-marchand. Rideau.

Mauvaise foi ? Soit. On maintient : dix secondes suffisent de The Attack, de « Take A heart », « Crawdaddy Simone » ou « Save My Soul ». L’évidence s’impose : plus jamais on n’entendra cela. Car il n’est pas question de talent personnel, et pas davantage de moyens techniques; pour continuer le petit jeu des comparaisons, mettez côte à côte Tim et Jeff Buckley. Ce sont une culture, un toucher et une innocence qui ont été perdues2.

Plus jamais nous ne retrouverons telle beauté. Il est donc évident que le Monde touche à sa Fin et que s’annoncent les temps de l’Apocalypse. L’argumentaire sera concis; une pierre de touche suffira, un disque irréfutable : The 49 Minute Technicolour Dream.

À l’origine, ces trois quarts d’heure de rêve technicoloré – en hommage à The Syn – sortirent en 1984, deuxième volume après le  Psychedelic Snarl. C’est dire si l’on s’attend à un choc. Les morceaux datent d’une période un peu antérieure à celle du Rubble 3; autant prévoir un changement radical d’univers. Amateurs de bonbons anglais, de marmelade et de ritournelles chantournées, les labels Philips et Fontana vous ont gâtés, et apprêtent dans un écrin lépidoptère une collection de gemmes psyché-pop dont on ne finit pas, comme un filet d’eau claire en une prairie perdue, d’approfondir la pureté.

ANDERSEN WAS A PSYCH MOD ROCKER

Le quadrillage du territoire ne pose pas problème. On situe l’affaire avec précision sur l’arbre généalogique de la pop anglaise : nous côtoyons petits-neveux des Beatles de « Strawberry Fields » et cousins germains du Pink Floyd d’« Arnold Layne » ou « See Emily Play ». La fête est raffinée; clavecins, cors, sitars, chœurs de belle ouvrage, pianotages ou grandes orgues, quadrilles de violons discrets, le tout enrobé de voix traficotées à en flanquer la chair de poule. Kaleidoscope se pose sans difficulté comme les héritiers les plus remarquables du groupe de Syd Barrett. A l’instar de Wimple Winch ou Tomorrow. Kaleidoscope compte parmi les méconnus essentiels de l’époque (« Nobody knows where we are » répètent-ils), fine fleur du psyché anglais. En deux morceaux ils démontrent l’étendue de leur talent : textes mystérieux, assurance dans l’étrange, mélopées bizarres, vibrantes, cristallines. D’autres artistes œuvrent dans le même registre; plus dépouillé, le « Butterfly » de The Fox n’en offre pas moins un son singulier. La pop n’exclut ni la puissance ni les reflets métalliques : on n’a pas oublié, depuis le volume 1, le remarquable Caleb. Quant à Ring & Things, leur « Strange Things Are Happening » nous entraîne dans une chasse à courre elfique à plusieurs voix. La grandiloquence des Californians emporte l’auditeur avec la même facilité. Parlerait-on de pop quasi baroque? Nulle orchestration n’écrase l’auditeur ; malgré l’ambition, le goût n’est jamais pris en défaut – efficacité, élégance, netteté : par exemple, les Finders Keepers.

Mais ce n’est pas sans bonheur que l’on débouche sur un autre versant de la pop sixties, celui de la simplicité radieuse. The Mirage célèbre le mariage de Ramona Blair aux échos d’un accordéon doux et bel ; « Matrimonial Fears » lui donne la main, tout en refrains à tiroirs et arrangements précieux (ce piano furetant), par The Cymbaline. Tout scintille, danse et tourne; l’on admet sans peine certaines naïvetés passagères. Quel repos après les affres des Nightmares In Wonderland. C’est un enchantement facile et serein, rondes sur les plages, colin-maillard sur les prés, déjeuners sur l’herbe ; voix de l’innocence et des verts paradis. On rejoint de bon cœur la kermesse de Tempus Fugit pour entonner « Come Alive ». Le bonheur est-il interdit à notre humain séjour ? Assurément, la quête de beauté nous aide à dépasser la contingence. Le Mythe de Sisyphe et autres fariboles existentialistes ne résistent pas à l’écoute du 49th Minute Technicolour Dream.

Cette chronique n’aurait pas sa place en ces pages sans un moment de mauvaise foi, ou un aveu n’engageant que son auteur : « 3.30 A.M » des Unit 4 +2 est un miracle. Chaque touche de ce piano électrique joue avec les fibres de notre cœur, le fend et brise comme vitre fine ; chaque essor de ces cordes en nues promet un monde meilleur – entrevision aussitôt perdue d’un royaume céleste.

Beauté translucide, riante sérénité d’un bout à l’autre, disions-nous ? Non. Deux expériences traumatisantes, aux seuils d’entrée et de sortie, marqueront à tout jamais les auditeurs : « Black Mass » et « Golden Glass »; deux morceaux hors du commun, parmi les tout meilleurs de Rubble. D’entrée, Jason Crest ne provoque rien moins que l’effroi. Derrière l’hiératisme d’une intro solennelle, surgit, depuis une chambre d’échos sépulcraux où stridulent les banshees, une voix subhumaine à geler le sang, gargouille malade ? succube avortée ? au sein d’un tourbillonnement de bandes passées à l’envers, guitares cryptiques et filets d’orgues glaçants. Mais les prodigieux Misunderstood dépassent tout.  L’incantation/convulsion de « Golden Glass », – monstruosité aux proportions lovecraftiennes tout en crescendos cataclysmiques, hoquets et fuligineuses retombées –, ferait passer Electric Ladyland pour un best of des Herman Hermits et « Dazed and Confused » pour un refrain scout. Lors de cette célébration en l’honneur de quelque divinité mésopotamienne, un riff quasi doom suscite des hennissements de Léviathans du plus profond des abîmes. À côté de ce bad trip, l’étrange petit tour en UFO suggéré par les Magic Mixture, morceau surprise dont le titre est demeuré longtemps égaré, représente un apaisement bienvenu.

REFLETS DE FLEURS DE VELOURS

Revenons à l’ensemble du disque. Miroirs, éclats, reflets dans les jardins suspendus d’un Versailles d’outre-espace, jets d’eaux, rocailles – galerie des glaces et des grâces – fontaines d’amour – si Honoré d’Urfé ou John Keats avaient formé un groupe pop, peut-être auraient-ils écrit quelques moments de ce Technicolour Dream. Chaque obsédé des sixties a son Rubble de prédilection. Les mods ne tarissent pas d’éloges sur le 5, ou le 13, plus sauvage ; les Néerlandais affectionnent le 9. Jamais les malades mentaux ne trouveront l’issue de Nighmares In Wonderland, tandis que les fêlés du freakbeat ne jurent que par le 1. Mais quelques doux rêveurs, délicats gens de goût, nous ont confessé parfois leur domaine d’élection : ce quatrième épisode.

 

 

Tracklisting : 

1. Jason Crest-Black Mass *
2. The Mirage-The Wedding Of Ramona Blair
3. Caleb – Baby Your Phrasing Is Bad *
4. Kaleidoscope – Flight From Ashiya *
5. The Cymbaline – Matrimonial Fears
6. Finders Keepers – On The Beach
7. The Californians – The Cooks Of Cake & Kindness *
8. Rings & Things – Strange Things Are Happening *
9. The Fox – Butterfly
10. Unit 4+2 – 3:30 *
11. Kaleidoscope – A Dream For Julie *
12. Tempus Fugit – Come Alive
13. The Misunderstood – Golden Glass *
14. Magic Mixture – Moonbeams

 

Vidéos :

Kaleidoscope “Flight From Ashiya”

 
CALEB “Baby, Your Phrasing Is Bad”
 
 
Rings & Things – “Strange Things Are Happening”
 

 


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p style=”text-align: justify;”>1 Pas de méprise: à PlanetGong, nous distinguons avec la dernière fermeté le rock’n’roll et le rock; les Sonics et Rage Against The Machine en somme, ou encore les Stones 67 et les Stones 76.
2« Tout simplement du fait que ces œuvres ont su merveilleusement traduire un moment d’équilibre privilégié que toutes les sociétés modernes ont connu – dans des conditions chaque fois particulières – entre la folie nécessaire de la liberté et l’obligation, alors encore admise, de respecter la common decency[décence civile] (…) C’est pourquoi l’art populaire de cette époque continue à exercer sur nous – pour reprendre la formule de Marx – l’attrait éternel du moment qui ne reviendra plus. » cf. Jean-Claude Michéa, L’Enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes, éd. Climats, 1999.

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nazca67
Invité
nazca67
26 novembre 2010 9 h 35 min

Un texte extraordinaire. J’en ai presque les larmes aux yeux, et c’est dit sans ironie. Il n’y a pas de doute: nous avons quitté l’Eden depuis longtemps. Heureusement qu’il nous reste ces
témoignages discographiques. Cette série sur les disques Rubble est passionnante. Merci.

KARINE
Invité
KARINE
26 novembre 2010 4 h 06 min

Ton blog est très bien fait, très bonne musique

mais t’en déplaise, les années 80 ce sont aussi simple minds, Daniel Balavoine, peter gabriel, génésis….

bravo pour ton blog et ta bonne sique…

mamie
Invité
26 novembre 2010 4 h 48 min

Je suis une grande fan de psych mod mais franchement ce CD ne me plaît pas du tout….c´est de la connerie!

alextwist
Invité
26 novembre 2010 3 h 30 min

chronique rondement menée! chapeau

par contre je trouve que REM est un grand groupe et ça m’ennuie de le voir associé à RHCP ou Muse

pour la peine, un des meilleurs morceaux des 80s, Radio Free Europe:

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superbe à tout les niveaux

Urizen
Invité
Urizen
27 novembre 2010 2 h 35 min

Ah ah! Je n’ai rien contre REM, et pire encore, j’essuie carrément une larme pour Noir Désir (dont les premiers albums avait tout de même l’ambition suprême d’évoquer le Gun, Club, en français
dans le texte) et les Pixies, tous sacrifiés içi sur le bûcher de la cause Beat… Mais bon, le jeu en vaut la chandelle et le texte est magnifique !!

alextwist
Invité
26 novembre 2010 3 h 30 min
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