THE FUGS – The Fugs First Album

Un pas de géant

(Broadside/Folkways ; 1965)

A une époque comme la nôtre, encline à la désillusion et propice au désespoir, la jeunesse se cherche en vain des modèles crédibles, la vieillesse se perd en récriminations et en jugements hâtifs, et ceux qui balancent entre deux âges savent déjà – je l’espère – ce qu’il en est de la valeur et du nombre des années.

Le présent article a pour modeste objectif d’atteindre les points suivants : changer pour toujours la vie du lecteur sensible que je devine en vous, faire renaître l’enthousiasme et la candeur enfantine qui faisait la joie et la fierté de vos parents et que des années d’ébriété plus ou moins continue, d’études certainement poussives et (peut-être même) d’imbécile travail ont réduit à néant, et enfin vous démontrer l’absurdité de la désespérance qui menace ceux qui ont perdu les indispensables repères existentiels.

Alors que certains autoproclamés spécialistes n’hésitent pas à qualifier de révolutionnaires des groupes tels que les Wailers, les Sonics ou les Monks, trop peu d’entre eux rendent justice aux Fugs, incontestables parangons de la scène indépendante des années 1960. De même, dans les milieux autorisés (une belle saloperie, si vous voulez mon avis, les milieux autorisés), il est de bon ton d’accorder à Bob Dylan ou aux Byrds la création du folk-rock. Tout d’abord, je ne sache pas qu’il y eût un quelconque titre de fierté à avoir enfanté le folk-rock ; ensuite, il faudrait reconsidérer les faits et cesser les panégyriques immérités.

Au moment où certains de ses contemporains s’apprêtaient à enregistrer les meilleurs albums de tous les temps, Ed Sanders décida d’ouvrir une librairie à New York. Il y écrit divers textes et poèmes, et publia quelques auteurs et poètes dans des petits fanzines qu’il avait lui-même créés. Parmi ces auteurs se trouvait un certain Tuli Kupferberg, qui accepta en 1963 de former un groupe avec Ed Sanders et qui choisit le nom Fugs (« fug » était l’euphémisme pour « fuck » utilisé par Norman Mailer dans son roman The Naked and the Dead).

Après avoir écrit une petite soixantaine de chansons, les deux Fugs originels recrutèrent Ken Weaver, un de leurs amis – et musicien – pour faire office de percussionniste sur les premiers enregistrements du groupe ; Weaver est resté dans le groupe jusqu’à la fin des années 1960. Pour compléter leur bande, ils firent appel à Steve Weber et Peter Stampfel, deux amis qui venaient de former les Holy Modal Rounders, un autre groupe auquel nous consacrerons un article prochainement… Les Holy Modal Rounders puisaient principalement leur inspiration dans le répertoire folk traditionnel, et contrairement à Sanders et Kupferberg, ils étaient musiciens : Stampfel joue sur ce disque du fiddle et de l’harmonica, et Weber de la guitare. Les chansons présentes sur ce disque ont été enregistrées en deux sessions (en avril et juin 1965) ; pour la seconde, Stampfel était absent et a été remplacé par Vinny Leary et John Anderson.

Harry Smith, qui avait compilé en 1952 The Anthology of American Folk Music (peut-être la plus importante compilation de l’histoire de la musique nord-américaine) a rapidement compris le génie des Fugs et a persuadé le label Folkways de publier leur premier album. The Village Fugs Sings Songs (…) est un disque prodigieux, aussi excessif qu’inventif, un album qui invite au bonheur et à la jouissance sous le regard bienveillant de Dionysos. Des rythmes entêtants de « Slum Goddess » et « I couldn’t get high » à l’hypnotique absurde de « Nothing », en passant par le tube « Supergirl » (adapté en français quelques années plus tard par Les Fleurs de Pavot) et les deux interprétations de poètes (William Blake, A.C. Swinburne), cet album est une exceptionnelle réussite et fait des Fugs un groupe unique.

Qui chanta jamais le désespoir existentiel avec plus d’acuité que ce groupe (« I couldnt get high») ? Qui résuma plus efficacement l’impérieuse nécessité de l’action quotidienne (« Carpe Diem») ? Qui composa ode plus délicate au corps féminin (« Boobs-a-lot ») ? Qui chanta l’inanité de la condition humaine avec plus de précision (« Nothing ») ?

L’aventure des Fugs, à l’image de celle des carrières solo de Kupferberg et Sanders, est une suite rocambolesque d’événements dignes d’un roman d’espionnage déjanté (surveillance rapprochée du groupe par les services de renseignements, perquisitions aux domiciles des membres du groupe, séance d’exorcisme du Pentagone)… Pour en savoir plus, nous vous recommandons de consulter l’histoire du groupe sur le site www.thefugs.com.

 

 

Liste des chansons :

  1. Slum Goddess * (Weaver)
  2. Ah, Sunflower weary of time * (William Blake, Sanders)
  3. Supergirl * (Kupfergerg)
  4. Swinburne Stomp (Sanders, A.C. Swinburne)
  5. I couldn’t get high * (Weaver)
  6. How sweet I roamed (Blake, Sanders)
  7. Carpe Diem * (Kupfergberg)
  8. My baby done left me (Sanders)
  9. Boobs a lot * (Weber)
  10. Nothing (Kupferberg)

 

Notes pour les braves qui seront allés jusqu’à la fin de l’article :

  • Les artifices dont je me suis servi pour commencer cet article ne doivent pas vous induire en erreur : ne croyez pas que notre époque soit pire qu’une autre : « Il n’y a pas de triste époque, il n’y a que de tristes gens. » (Romain Rolland)

  • Si vous avez des réponses (sérieuses) aux questions posées dans le quatrième paragraphe, merci de nous contacter à planetgong@planetgong.fr.

 

Vidéos :

“Slum Goddess”

https://www.youtube.com/watch?v=tUIiB1JvTGc

“Boobs A Lot”

https://www.youtube.com/watch?v=ywf8Gntvbak

“I Couldn’t Get High” live en 1968

 

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3 Commentaires
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Frank
Invité
21 décembre 2012 9 h 53 min

EXCELLENT article ! j’avais écouté des enregistrements postérieurs et ça ne m’avait pas transcendé mais ton article, les vidéos postés et … Lester Bangs m’ont convaincu : je vais acheter ce
disque !

Béro le F.
Invité
Béro le F.
22 décembre 2012 9 h 51 min

Fantastique. Je n’ai pas assez d’adjectifs de plus de quatre syllabes pour hyperboliser mon sentiment.

bokacola
Invité
bokacola
21 janvier 2013 2 h 51 min

Wow… Je ne soupconnait même pas l’existence de ce groupe ! Facile à dénicher en galette ça ?

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