Film de Tom DiCillo
S’attaquer à un documentaire sur les Doors, c’est oser se confronter à l’un des personnages les plus romantiques et romancés du grand livre du rock. James Douglas Morrison, intouchable icône des sixties, chanteur charismatique d’un groupe culte, objet d’adulation multi-postérisé, incarne dans l’imaginaire collectif la rock star absolue, angélique et hypersexuée, fragile et insolente, féconde et autodestructrice. Le nom de Morrison, chargé de mythes et de fantasmes, évoque pêle-mêle l’incandescence du performer, la figure du poète paré d’une aura blakienne, le scandale et l’outrage, le refus obstiné de la soumission et du compromis. Lorsqu’on aborde un tel sujet, le risque de basculer à tout moment dans le cliché et de perdre de vue l’essentiel (la musique, en l’occurrence) pour sombrer dans l’hagiographie et le mysticisme bon marché, est considérable.
Oliver Stone n’avait même pas cherché à déjouer le piège dans son film de 1991 avec Val Kilmer, multipliant les scènes d’orgies et de rituels incantatoires. Tom DiCillo, auteur de comédies de bonne facture comme Ça tourne à Manhattan ou Box of moonlight, retenant peut-être la leçon, a intelligemment joué la carte de la sobriété: point d’effets de manche, de ralentis racoleurs ou de symbolisme tape-à-l’œil ici. Il signe un film remarquablement construit et documenté, porté par l’impeccable commentaire de Johnny Depp himself. Entrecoupé d’extraits de HWY, road-movie expérimental réalisé par Morrison en 1969, When you’re strange embarque le spectateur dans un voyage temporel et remonte le fil chronologique pour revenir aux origines d’un groupe atypique et fascinant. Il s’agit bien d’un documentaire musical, qui met l’accent sur le curieux assemblage que formaient les Doors, entre les influences jazz de Ray Manzarek et John Densmore, le passé de guitariste flamenco de Robbie Krieger (qui n’utilisait jamais de médiator) et l’autodidactisme de Morrison, trop timide pour faire face au public lors des premiers concerts. Au-delà de la dimension purement biographique, le film cherche à comprendre ce qui fait la spécificité du quatuor et lui a donné la place qui est la sienne dans le panthéon rock.
Ange ou démon, Morrison? DiCillo ne tranche pas et ne donne pas dans l’étude de cas psychologique, préférant insister sur les difficultés des trois autres membres des Doors à travailler avec un frontman aussi imprévisible. Sur scène, tout pouvait arriver à tout moment: Morrison pouvait invectiver le public, voire l’insulter (comme lors du fameux concert de Miami en 1969), s’en prendre aux forces de l’ordre, se lancer dans de longues improvisations poétiques, adopter un comportement volontairement provocant, à mi-chemin entre l’extase et le calcul. En studio, il arrivait régulièrement défoncé à l’acide ou ravagé par une nuit de beuverie, rendant les sessions d’enregistrement pénibles et fastidieuses. La mise en boîte de The Soft Parade a ainsi pris pas moins de dix mois. Témoins de la descente aux enfers de Morrison, Manzarek, Krieger et Densmore n’osent pas le mettre en garde contre lui-même. A la merci de son humeur sinusoïdale et de ses excès, ils savent que les Doors ne seraient plus rien sans lui et acceptent bon gré mal gré de jouer les équilibristes et de le suivre tant bien que mal dans ses délires lors des concerts. S’adapter pour survivre, tel fut le destin des trois hommes de l’ombre.
Il est indéniable que les Doors, de par leur côté sulfureux, sont tout aussi naturellement associables à ce qu’il est convenu d’appeler la contre-culture que le Grateful Dead ou Jefferson Airplane. De là à vouloir à tout prix entrelacer la trajectoire du groupe et le fil des événements qui ont marqué l’Amérique des années soixante comme le fait DiCillo, il y a une marge. Témoins de l’époque, les Doors ne pouvaient échapper à leur temps, et les sixties, excitantes et mouvementées, furent la toile de fond de leur histoire. Mais quelle mystérieuse interaction existerait-il entre l’assassinat de Kennedy, le mouvement pour les droits civiques ou le Vietnam d’une part et la production du groupe de l’autre? Pour autant qu’on sache, les Doors n’ont jamais écrit de protest song et ne se prenaient guère pour les porte-paroles d’une quelconque cause. C’est dans ce genre de raccourcis faciles que When you’re strange déçoit, mais il ne s’agit là que d’un défaut mineur. Pour le reste, le film remplit parfaitement l’objectif qu’il semble s’être fixé: rappeler à quel point, une fois débarrassés de leurs oripeaux mythologiques, les Doors restent un groupe majeur, pour ne pas dire incontournable.
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