La ferme de Maggie, c’est l’usine, le bureau, le lieu de l’aliénation et de l’exploitation absolues, de l’enfermement (« His bedroom window / It is made out of bricks ») et de l’absurde. On y trouve un Dylan réduit en esclavage contraint de se mettre à quatre pattes pour laver le sol (« It’s a shame the way she makes me scrub the floor ») sous le regard amusé de la patronne des lieux, qui rappellerait presque la matronne de Cendrillon (une figure qui apparaît dans la galerie de personnages de « Desolation Row »), de son frère et de son père. Brisé par ce quotidien horrible et à deux doigts de sombrer dans la folie (« I got a head full of ideas / That are drivin’ me insane »), Dylan ne voit qu’une issue : la grève, le refus, l’affirmation du soi dans l’humiliation. Dans le vers qu’il martèle à chaque début de couplet (« I ain’t gonna work for Maggie’s farm no more »), il faut voir une nouvelle fois une affirmation d’indépendance : il est hors de question que je fasse ce que l’on veut me forcer à faire, et encore moins pour quelques sous et au prix de mon ego, mon bien le plus précieux. Il vaut mieux claquer la lourde au nez de tout ce beau monde.
C’est avant tout le sadisme qui caractérise les membres de cette famille de tortionnaires, entre le père qui jette au travailleur une misérable pièce avec un sourire ironique aux lèvres (« He hands you a nickel / He hands you a dime / He asks you with a grin / If you’re havin’ a good time ») et le frère dont l’un des passe-temps favoris consiste à lui écraser son cigare sur le visage (« Well he puts his cigar / Out in your face just for kicks »). Totalement cerné, prisonnier dans cette maison de dingues, Dylan n’a aucun allié sur lequel s’appuyer et ne peut compter que sur son propre sentiment de révolte qui le pousse à dire non à l’inacceptable.
Dans « Motorpsycho Nightmare », une chanson avec laquelle il semble intéressant d’établir un parallèle, Dylan se retrouve dans une situation pareillement inextricable simplement parce qu’il cherche un endroit où passer la nuit. Ici, on ne sait absolument rien de son histoire antérieure, et il ne fait que décrire un état de fait affreux au possible, comme si la société dans son ensemble était d’emblée considérée comme une prison, un vaste ensemble carcéral, un lieu clos où l’on naissait entre quatre murs et dont il était impossible de s’échapper (qui nous dit d’ailleurs que le malheureux Dylan ne continue pas toujours à trimer comme un malade à soixante-quinze balais, misérable vieillard aux mains des héritiers des tarés congénitaux décrits ici?). Maggie est le cerveau gouvernemental à l’œuvre pour mettre en place et perpétuer le système (« Everybody says she’s the brain behind pa »), assistée par la police, force de répression chargée d’écraser toute velléité de rébellion ou de changement (« The National Guard stands around his door »). Tout travailleur fatigué et désabusé, tout individu lassé de sa condition peut se reconnaître dans ce texte, dont les mineurs de Liverpool firent un slogan de lutte contre Maggie Thatcher.
Une fois encore, Dylan conclut en proclamant un individualisme vital et affiche son anticonformisme : « Well, I try my best to be just like I am / But everybody wants you to be just like them ». Dans un monde où les gens semblent totalement résignés et condamnés à bosser dans l’ennui à perpétuité (« They say sing while you slave and I just get bored »), le plus difficile et essentiel est d’être et rester soi-même, de toujours prêter une oreille attentive à son for intérieur, malgré le discours normatif ambiant. De la même façon que dans « Subterranean Homesick Blues », on pourrait y voir une posture immature et adolescente, mais le propos est bien plus profond et réfléchi qu’il n’y paraît, comme le démontrent également les autres titres de l’album. On peut aussi interpréter cette chanson comme un énième bras d’honneur adressé aux folkeux sclérosés, scandalisés par le passage de Dylan à l’électrique. La ferme de Maggie, aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est peut-être aussi Greenwich Village, le Gaslight, Newport, toute l’intelligentsia musicale qui défend bec et ongles le patrimoine musical national et perçoit toute évolution comme une insulte. Dylan fera selon son bon plaisir, écrira les textes qu’il aura envie d’écrire, fera cracher les amplis à plein tube, que cela plaise ou non à la presse, à la communauté folk et à ceux qui sont censés être son public. Depuis « My back pages », tournant fondamental, il a définitivement renoncé à être celui qu’on voudrait qu’il soit. Et le rock l’en remercie.
Les paroles en intégralité : http://bobdylan.com/songs/maggies-farm/
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