Redescente sur Terre. Sur la piste de danse, pour être plus précis ; mais pas n’importe laquelle. Car un dancefloor n’est rien s’il n’est un théâtre de la cruauté ; une sortie entre potes et midinettes n’est rien si elle n’est l’occasion de rejouer les grands drames anthropologiques des mythes éternels : Mort et Renaissance, Croix et Gloire, sacrifice ou oblation.
Peut-être en effet le rock’n’roll est-il autre chose que ce produit culturel de consommation courante, ce cache-misère des narcissismes en souffrance hantant les couloirs kafkaïens de notre après-monde. Un grand concert de rock’n’roll devrait déployer la vaste scène baroque des masques et des illusions, occasion de se réinventer, ne serait-ce que le temps dérisoire de quelques heures, dans le trouble et le flottement des tricheries et des grimaces, se réinventer un visage, une identité, un monde. Parfois, on en doute. Notre cher rock’n’roll, cette raison de vivre, ce n’est peut-être pas si terrible. Peut-être, dingos du binaires, ne sommes-nous tous que de pauvres aliénés nous lustrant l’ego à coup de fantasmes identificatoires au grand-phallus-Jagger/Bowie/Iggy/Presley.
À l’époque de la décomposition et du pourrissement accélérés du langage, de l’art, et consécutivement de la totalité de l’existence humaine, cette triste « fureur de vivre » qu’on nous débite en artefacts, rondelles plastiques-cd et tee-shirts semés de logos rebelles, ne fait-elle pas de nous des complices objectifs du grand appel au saccage et à la destruction du monde humain ? Peut-on tirer de ces trois accords et ces minces chansonnettes une pratique existentielle, une vision du monde qui soit autre chose qu’une illusion piteuse ? Voyons ce que l’Electric Crayon Set aura à nous apprendre sur la question.
Après les orgies psychédéliques des volumes précédents, nous revoici en plein freakbeat de puriste, ascendant mod, celui du son Decca. En toute honnêteté, nombre des morceaux ici proposés seront familiers aux connaisseurs. Pour ne prendre qu’un exemple, on a, depuis l’époque de Rubble, réédité le catalogue sixties du label en classieuses compiles thématiques (The R&B Scene, Girls Scene, Psychedelic Scene,…) À ce Rubble 5 correspond donc en gros The Freakbeat Scene, et il conviendra de reconnaître qu’à certains égards, cette dernière pourrait représenter un investissement plus judicieux : davantage de morceaux et non des moindres, son rutilant, livret coquet.
Ce n’est pas à dire néanmoins que l’on aurait affaire à un épisode mineur de la grande série psyché ; mais l’on quitte le territoire des grandes folies, des délires sans frein. Pas de « Defecting Grey » ici, ni de « Save My Soul », encore moins de « Black Mass ». L’époque mythique, indispensable des Rubble s’étend des disques 1 à 4. Moins de diversité, moins de surprise, d’inventivité débridée dans ce disque, mais un caractère très compact : non seulement le matériau provient du même label, mais encore on trouve deux morceaux pour quasi chaque groupe, ce qui concentre l’effet sonore. Pour tout dire, on a moins l’impression de traverser un univers, comme dans Nightmares In Wonderland ; on écoute un disque – presque – normal.
Cela dit, si l’on compte moins de sommets, la qualité demeure constante et très élevée ; la puissante élégance, la haute tenue de l’ensemble n’est guère prise en défaut. Car The Electric Crayon Set, volume donc serré, précis, dense, ressuscite à nos oreilles le monde évanoui des mods devenus insanes freakies, petits mecs de rien jouant les lords ; des dandies stoïciens crevant la dalle mais aux cols irréprochables, impitoyables pour le moindre faux pli – des gens ayant le sens des réalités et des priorités, en somme. Car ces personnes de goût avaient certes compris que l’esthétisme poussé à l’absurde illustrait une puissante vérité humaine : seul compte le symbolique. (Le réel tout le monde s’en fiche ; de toutes façon, ça n’existe pas le réel.)
Toutefois, nuançons. A vrai dire, on entend tout de même The Attack. The Attack, le grouve sixties à son sommet, groupe énorme donnant un beau sentiment de gâchis ; d’un potentiel gigantesque, témoignent les deux titres « Anymore That Ist do », « Try it » (lourde, très lourde reprise des Standells), leurs riffs d’écorchés, leurs orgues claudiquant, leurs giclées brusques d’écarlate. Pourquoi ces excès telluriques, ces secousses chtoniennes, ces vocaux burinés, ces chocs et ces fracas n’ont-ils pas été reconnus à leur valeur ? Nul ne saura. Prière pour ce groupe majeur.
Presque aussi imposant, « I’m Not Your Steppin’ Stone » des Flies martèle dès l’intro un riff de titan, soutenu par des vocaux rogues et persifleurs, qui ne sont pas sans évoquer le meilleur de Reg Presley (les Troggs). The Poets, groupe fin et racé, à la pulsation reconnaissable, impose aisément sa coolitude mystico-pop (« That’s The way… ») et son détachement illuminé (« I love her still »). On saluera avec autant d’admiration la reprise déconstruite, méconnaissable du beatlesque « Please Please me » par les Score en forme d’arc-en-ciel prismatique, de tourbillon ralenti. Autres performances notables, celles des Mark four, importants car futurs Creation, l’absolue formation pop-art-beat. Les roulements métalliques de « I’m leaving », encore plus blindés que l’ordinaire des Who, combleront d’arrogance cuivrée, toute en nerfs, meurtrissures et rage distante. Enfin, l’immense classique bien connu des fanatiques des Nuggets II (l’ultime compile d’extatique sensation rock’n’roll, l’univers résumé en quatre disques), « Father’s Name Was Dad » des excentriques Fire (sans doute le seul groupe au monde à avoir consacré un album concept à un cordonnier magique) ne déparera pas, avec ses couplets tendus, en parfait contraste avec ce refrain de comptine.
Le reste ne démérite pas : The Fairytale distille un art plus doux et ludique que les autres, The Game et Keith Shields (reprenant Donovan) proposent un sérieux ouvrage beat d’artisans solides, tandis qu’avec Dream Police on anticipe sur les années heavy psych, à coup de gros son et chorus de guitares. Signalons, c’est une distinction comme une autre, le premier morceau authentiquement dispensable de Rubble : une reprise de « Mother’s Little Helper », pas désagréable, mais dénuée de la moindre portée philosophique.
Reflets métalliques, guitares toxiques, riffs clairs et secs, roulis, tonalités hautaines de dandies électriques hâbleurs et languides : décidément, The Electric Crayon Set fait malgré tout parler la poudre et le tonnerre. Qui niera que nos sixties toutes en nerf et en brusques déflagrations, laissent très loin derrière, par leur énergie et leur violence rentrée, toutes les cohortes de métalleux, punks ou techno-coreux au monde ? Une belle époque, c’est incontestable. Disque plus physique et vestimentaire que les précédents, presque reposant pour la cervelle éreintée, mais marqué par une exigence de presque tous les instants (exigence de distance, d’effort, d’élévation, très loin du sordide et ignoble hédonisme libéral-libertaire, très loin de la décadence que nous évoquions au début de ce texte), The Electric Crayon Set, volume de grande classe, enseignera la morale de base nécessaire à la survie par les temps postmodernes qui courent. Contre la dépression nombriliste, la faillite des idéologies et le basculement du ciel ou le vacillement de la terre : le stoïcisme électrique du dandysme pop.
Tracklisting :
01. The Poets – That’s The Way It’s Got To Be *
02. The Attack – Anymore Than I Do *
03. The Flies – I’m Not Your Stepping Stone *
04. The Game – Gotta Wait
05. The Score – Please Please Me *
06. The Mark Four – I’m Leaving *
07. Fire – Father’s Name Was Dad *
08. Gene Latter – Mother’s Little Helper
09. The Game – Gonna Get Me Someone
10. The Flies – House Of Love
11. Keith Shields – Hey Gyp
12. The Attack – Try It *
13. The Poets – I Love Her Still
14. Dream Police – Living Is Easy
15. The Fairytale – Run & Hide
16. The Mark Four – Hurt Me (If You Will)
Vidéos :
The Attack – Anymore Than I Do