DYLANOLOGIE. My back pages.

Rien n'est sacré

Another side of Bob Dylan: le titre du quatrième album annonce la couleur et clame au grand jour, déjà, une envie de tourner la page. Le succès est passé par là: désormais considéré comme une icône par le public, une poule aux œufs d’or par sa maison de disques et une référence par ses pairs, Dylan a changé de statut grâce ou à cause de son dernier disque, The times they are a-changin’. Nous sommes à l’été 1964. Seulement trois ans auparavant, un gamin du Minnesota débarquait à New York avec son étui à guitare et les chansons de Guthrie au bord des lèvres. Quelques mois après, il enregistrait son premier album, alors que des musiciens bien plus chevronnés et respectés de la scène folk du Village n’eurent jamais la chance de pousser la porte d’un studio. Son troisième opus, mis en boîte à l’automne 1963, atteint la vingtième place des charts. Le trio Peter, Paul et Mary reprend certains de ses titres et Joan Baez, alors une immense vedette, l’accompagne régulièrement sur scène.

 

Sa célébrité nouvelle pèse-t-elle déjà de tout son poids sur les frêles épaules du wonderkid? Sans doute pas encore. Le burnout n’interviendra qu’en 1966, au bout d’une tournée nerveusement épuisante, durant laquelle un Dylan en surchauffe se gave d’amphétamines pour tenir le coup et supporter soir après soir les sifflets de ceux qui paient pour venir l’insulter. Lorsque sort Another side of Bob Dylan, il n’est plus le petit gars du Midwest qui écumait les cafés en quête d’un cachet et pas encore l’incarnation terrestre de la coolitude absolue. Pourquoi alors cette volonté affichée de se montrer sous un autre jour si l’overdose ne menace pas encore? Dylan a vite compris qu’on voulait l’enfermer dans un rôle, faire de lui un chanteur exclusivement politique, un dénonciateur public, un chroniqueur de son temps1. Ce sont des titres comme « Blowin’ in the wind » ou « The times they are a-changin’ » qui l’ont propulsé au premier plan et on voudrait qu’il poursuive dans la même veine. Alors, comme il le fera sans cesse au cours de sa carrière, Dylan prend tout son monde à contre-pied et réaffirme sa liberté. On ne saurait évoquer une réinvention forcée: il ne fait jamais que continuer à écrire les chansons qu’il a envie d’écrire.

 

Dans « My Back Pages », Dylan se livre à une autocritique d’un genre particulier, se reprochant d’avoir eu une vision trop manichéenne du monde (« lies that life is black and white »), non par manque d’expérience, mais comme trompé par une sagesse précoce et factice: « I was so much older then / I’m younger than that now ». En jouant sur ce paradoxe et sur un ton très confessionnel, Dylan prend ses distances avec les faiseurs de prophètes: à ceux qui veulent voir en lui un meneur, il affirme s’être trompé et s’être pris trop au sérieux (on retrouve d’ailleurs sur l’album le Dylan espiègle et extraordinairement drôle des débuts). En s’en prenant aux donneurs de leçons (« a self-ordained professor’s tongue »), il est lui-même tombé dans le piège de la prédication et rejoint le camp d’en face: « Fearing not I’d become my enemy / In the instant that I preach ». Messieurs les crieurs de slogans, les indignés permanents, les folkeux de la vieille école, vous prétendez porter le changement et répandre la bonne parole, mais votre mode de pensée sclérosé et vos réponses toutes prêtes ont fait de vous des conservateurs bornés. A vos insupportables certitudes, je préfère les doutes salutaires de ma jeunesse.

 

A l’écoute de cette chanson qui égratigne ceux qui le portent aux nues, on ne s’étonne guère que beaucoup d’inconditionnels de la première heure aient voué le traître au bûcher à l’heure du tournant électrique. Certains esprits étroits ne comprendront jamais la différence entre évolution et reniement à soi-même, refusant aux créateurs le droit de décider quelle direction donner à leur œuvre. Tournant le dos à un passé figé et une image statufiée de lui-même, Dylan s’aventure sur le chemin du symbolisme et de l’expérimentation langagière. Délaissant les grands combats collectifs, il entame une révolution esthétique qui fera exploser les canons poétiques de la chanson et ouvrira le rock à une multitude de références. Plus encore que l’expression d’une maturité nouvelle, « My Back Pages » érige la remise en cause perpétuelle comme l’un des rares principes valables dans un monde où, tout compte fait, rien n’est vraiment sacré.

 

Les paroles en intégralité : http://bobdylan.com/songs/my-back-pages/

Le lien pour écouter la chanson sur Deezer

1 Dylan à Nat Hentoff avant la sortie de Another side: «There aren’t any finger pointing songs [here]… Now a lot of people are doing finger pointing songs. You know, pointing to all the things that are wrong. Me, I don’t want to write for people anymore. You know, be a spokesman. »

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2 Commentaires
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audiolemok
Invité
19 mai 2014 14 h 19 min

Merci de ce rappel salutaire qui ne doit pas non plus occulter l’évidente plénitude de la composition, nous précise Keith Jarrett.

Marc
Invité
Marc
11 février 2015 12 h 09 min

Nous sommes privés de ces excellentes chroniques depuis trop longtemps ! A quand la prochaine analyse des textes de Bob Dylan ? J’attends avec impatience 🙂

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