Piano hors tempo, hululements incontrôlables, perruque à double épaisseur, lunettes extraterrestres, exubérance moustachière et vestimentaire à faire passer les pires choucroutes glamouzesques de Slade ou The Sweet pour des modèles de goût : on aurait tort de ne voir en Esquerita que le second couteau par excellence.
Il est vrai, le bonhomme, peu porté sur le minimalisme tatillon et la sobriété revêche, ne dispose pas le musicologue orthodoxe à l’indulgence. Souvent répertorié en petits caractères dans les pages annexes des sagas du rock’n’roll, Eskew Reeder (ou Esquerita, d’après ses initiales S.Q.) ressemble à une version outrancière du déjà peu sobre Little Richard, que ce soit pour ses atiffements délirants, ses trémoussements nerveux de folle branchée sur secteur, son chant puisant au gospel et à la soul… sans parler des réminiscences patentes (entre autres, ces riffs de “Believe me when I say rock’n’roll is here to stay” évoquant ceux de “Lucille”). Soit.
Là où l’affaire se complique, c’est que les sources divergent: qui est l’original, qui le suiveur? D’aucuns certifiraient que Little Richards n’aurait gonflé en banane et maquillage qu’après sa découverte des soirées incendiaires d’Eskew Reeder en plein anonymat, comme au Owl Club de Greenville. Nous ne sommes pas ici pour distribuer bons et mauvais points. Ce qui est sûr, c’est que les deux hommes, sans doute complices, ont entretenu l’ambiguïté et s’estimaient. Et ce qui nous intéresse, c’est que Capitol à la recherche d’une réponse aux succès de “Lucille” et “Tutti Frutti”, se vit conseiller par Gene Vincent en personne de recruter Esquerita.
De ces sessions d’enregistrement émergeront des titres qui sidèreront inoubliablement trois ou quatre péquenots assez chanceux pour les entendre, “Rockin’ The Joint”, “Oh Baby”, et même un LP de douze chansons, – mais il était déjà trop tard (1959) pour le succès. L’enregistrement fut chaotique, et le résultat demeure l’un des plus joyeux bazars sortis sur une major à l’époque. Le chanteur, autodidacte au piano, joue parfois n’importe comment, son orchestre semble le suivre tant bien que mal dans un climat de semi-improvisation réjouissant. Puis, Esquerita retombe de plus belle dans l’obscurité, change souvent de nom de scène, enregistre encore pas mal de morceaux dans les années 60, dont certains franchement barrés (“I Live The Life I Love”). On perd sa trace, il se produirait dans des clubs gays. Il ne manque à cette histoire noble et tragique pas même une triste fin prématurée: oublié de tous, l’un des plus notables tarés du rock’n’roll meurt du sida en 1986.
De belles rééditions lui rendent justice désormais. Fini les clichés : Esquerita n’est pas un clone maladroit. Sa voix ne sonne pas comme celle de Richards. S’il est moins virtuose et brillant, si son registre est plus réduit, il chante avec raucité, chaleur et conviction. Ce je ne sais quoi d’à côté de la plaque, et puis ces attaques dissonnantes au piano, et ce rythme palpitant, font tout le prix d’un rock’n’roll brouillon et vrai comme “Rockin’ The Joint”. Vital.
Vidéos :
“Rockin’ The Joint”
On ne trouve pas tout dans Esquerita!, le fameux lp des sessions Capitol, mais tout ce qu’on y trouve est bon, et on ne chipotera pas sur deux-trois morceaux redondants. Ne serait-ce que pour la pochette, incomparable.