AMELIA COBURN – Between The Moon And The Milkman

Comment ça, un ukulélé ?

(Shoebox Records 2024)

Avez-vous déjà joué du ukulélé ? C’est un instrument qui peut très vite s’avérer assez rébarbatif, figurez-vous. Il faut se tordre les doigts sur 3 cm carré pour passer un pauvre accord en 7e, et puis 4 cordes pour un instrument, c’est quoi ça encore. On en veut plein nous, des cordes, on veut de belles guitares avec 12 cordes toutes fines et cristallines, on veut des arpèges célestes qui carillonnent. Alors on va pas se mentir, entre vous et moi, quand je vois quelqu’un·e jouer du ukulélé, là, avec ses 4 cordes pataudes : je juge silencieusement, mais je juge durement.

Amelia Coburn est anglaise. Son instrument de prédilection est le ukulélé. Apparemment, Amelia Coburn est une bien meilleure musicienne que moi, parce que quand elle joue du ukulélé, ça n’est pas rébarbatif du tout, figurez-vous. On ne sait trop comment, elle sort de ce petit instrument ridicule des accords qui n’existent pas, on entend des façons de frotter les cordes qu’on n’avait jamais envisagées, les arpèges sont délicats. C’est beau.

Parfois, Amelia Coburn chante seule avec le ukulélé. Elle chante des berceuses vaguement menaçantes, des ballades chuchotées, des secrets dévoilés pudiquement. Elle s’adresse à des amants, des amies ou des fantômes. Elle appelle ça de la folk goth, cite Daphné du Maurier et Mary Shelley parmi ses inspirations. Son chant descend des aigus aux graves comme certains ici descendent, euh, une Suze, on ne s’y attend jamais est c’est toujours magnifique. Un instant sa voix s’attendrit et on dirait qu’elle nous cajole ; l’instant suivant elle est moqueuse ou comminatoire et on se sent tout penaud, on n’a pas envie de moufter. Son bel accent du Nord Est de l’Angleterre fait rimer ensemble des mots qui ne devraient pas tout à fait rimer ensemble, leur donne des sens nouveaux (le “tongue” / “sung” à la fin de “Please Go Gently”, moi c’est des petits moments qui m’émeuvent qu’est-ce que vous voulez que je vous dise)1.

Les paroles sont denses, sinueuses, on recherche des termes dans le dico et on les parcourt en se demandant comment elle va bien pouvoir placer sa voix sur tout ce bazar2. Et tout arrive, les pauses et les accélérations, le placement de la voix pas homologué, les mots qui s’étirent et qui ondulent, la mélodie qui vole en éclats (on pense à Anne Briggs ou à Sandy Denny, à Joni Mitchell, à Weyes Blood) et c’est, encore une fois, bien plus beau, limpide et pertinent que ce qu’on avait platement anticipé. On entend des échos de folk irlandaise ou écossaise, de sea shanties, de nursery rhymes. Alors, partout, de nouveaux continents poétiques s’ouvrent à nous, on se sent tout chose, on a le cerveau qui fond.

Et puis d’autres fois, derrière le ukulélé, il se passe beaucoup de choses. Des pianos, des percussions, des harmonies vocales, du Mellotron, du dulcimer, des guitares inspirées… qui apparaissent et disparaissent en faisant voyager chaque chanson dans des contrées inattendues. C’est Bill Ryder-Jones qui s’occupe de jouer de tout ça, et de produire le disque. Être épaulée de Bill Ryder-Jones (membre fondateur de The Coral et prodige musical dont les talents continuent de se dévoiler année après année, au gré des collaborations et des albums solo), c’est souvent bon signe. Il a l’œil pour repérer ses pairs, celleux qui ne sont pas tout à fait câblé·es comme nous, très ancré·es dans leurs cultures musicales locales mais les maîtrisant si bien qu’iels peuvent se permettre de les apporter là où iels se sont perché·es. Et ces gens-là, Bill Ryder-Jones sait parfaitement les accompagner (parmi les quelques derniers exemples en date : le dernier et très beau disque de Michael Head, légende de la pop liverpuldienne, ou les Gallois de Gintis dont l’album sorti en secret mérite qu’on aille le découvrir au plus vite).

Amelia Coburn fait partie de cette douce tribu. Tout chez elle respire le travail, l’orfèvrerie, au point que tout paraît couler de source, jusqu’aux idées les plus incongrues. Elle nous embarque partout où elle le souhaite, et on la suit avec entrain et impatience. Between The Moon And The Milkman dure 38 minutes. Sincèrement, on dirait qu’il en dure 20, et vous m’entendrez rarement dire une insanité pareille, mais 38 minutes, c’est pas assez, ça ne se fait pas du tout ça, Mme Coburn. Fort heureusement, un nouveau single vient d’être annoncé : « Something Wild », aux instrumentations plus gracieuses encore que sur son précédent album. La construction du morceau, les méandres empruntés par la mélodie, l’expressivité de la voix font merveille. On pense au Scott Walker de 3 et 4 (je sais pas si vous vous rendez compte). Le morceau dure 3 minutes 16. Et 3 minutes 16, ça n’est pas assez ça, Mme Coburn, ça commence à bien faire votre égoïsme. La suite, vite, pitié.

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1 On découvre à l’occasion de cette chronique qu’un article anglais traite, très précisément, de son accent (lequel provient de Middlesbrough, chez ce qu’on appelle communément “les ploucs” à la capitale). Coburn y explique en particulier les implications qu’ont sur la réception de sa musique en Angleterre les préjugés classistes, sexistes et géographiques qui sont attachés à cet accent. L’article est passionnant.

2 Pour celleux qui ne comprennent pas bien l’anglais, elle sait aussi le faire en français.

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Tracklisting

  1. When the Tide Rolls In
  2. Nodding Dog
  3. Please Go Gently
  4. Dublin Serenade
  5. Oh Captain! Guide Me Home
  6. Sleepy Town
  7. See Saw
  8. Sandra
  9. Perfect Storm
  10. I’d Love to Love You (The Nilsson Song)

Vidéos

“When The Tide Rolls In”

“Sleepy Town”

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