RUBBLE Vol. 14 – The Magic Rocking Horse

Vert paradis & Madeleines sauce Carroll

Tout amoureux de pop est un enfant. Tout amoureux de pop croit insensément en une perfection possible en ce monde. Qu’est-ce qu’une chouette chanson, sinon l’espoir insensé d’enfermer toute la beauté des choses dans un dérisoire petit refrain ? Il y a aussi quelque chose de déchirant dans la fin d’un morceau réussi : cet achèvement nargue nos consciences malheureuses de créatures déchues, exilées dans l’imparfait. C’est ainsi un certain désir de renouer avec la candeur et la naïveté (au sens étymologique de l’être à l’état natif, c’est-à-dire celui dont tout regard rayonne aussi lustral qu’au premier jour de l’Éden), cette conscience aiguë de l’esprit d’enfance, source de l’inspiration poétique selon quelques bons auteurs, qui a guidé, n’en doutons pas, l’élaboration du quatorzième Rubble, Magic Rocking Horse. Le rock’n’roll comme vert paradis des extases enfantines retrouvées à volonté. Titres bizarres, groupes fantasquement nommés, comptines tortues, tout cela, pour notre plus grande satisfaction, n’est pas sans rappeler l’excellent Nightmares In Wonderland. Mais là où ce dernier distillait une sourde angoisse, ce nouveau volume sonne plutôt comme une récréation au pays illuminé des nursery rhymes et des miroirs inverses.

Le disque commence sur des chapeaux de roue ; non par des titres bouleversants, mais par une belle série de pistes cohérentes et entraînantes. L’intro translucide noyée de phasing et le nom pour le moins singulier du groupe Esprit de Corps annoncent la couleur. Cette belle ballade, « If (Would It Turn Out Wrong) », tard enregistrée (1972), vaut pour ses effets et sa lente montée dramatique. Les non moins inconnus londoniens de The Truth offrent une version pétulante et nerveuse d’un titre des Young Rascals « Sueno » (est-il permis de dire qu’on la préfère à l’original ?) On continue dans l’allégresse, après avoir été induit en erreur par une très envoûtante ouverture psychédélique laissant augurer une somptuosité méditative… Mais les curieux Our Plastic Dream bazarde tout d’un seul coup, et décontenance l’auditeur en se lançant dans une bamboche pince-sans-rire où se percutent roulements de tambours, rythmes enlevés, harmonies vocales et vocaux narquois. On trouve plus loin la face B de leur unique 45 tours : « Encapsulated Marigold », enregistrée en état de fort sympathique demi-coma sonore, où se perdent les voix enfumées d’un groupe qui peine à émerger de ses trips. Il ne manque pas même le sitar, c’est délicieux de clichés.

Pour être honnête, nous commencions à culpabiliser de ne jamais tarir en éloges sur les Rubble. L’hyperbole infinie lasse. Nous craignions, à force, le scepticisme de nos honorables lecteurs. Heureusement, Rubble 14 nous offre la satisfaction de quelques passages de vraie médiocrité, sous la forme de quelques procolharumeries guindées du bulbe. Si celle des Rupert’s People (« I Can Show You ») reste honnête, interprétée avec un minimum de sensibilité nerveuse, on entend ailleurs des choses assez peu admissibles : « The Wind » (The Groove) distraira à la rigueur par ses tremolos dramatiques et ses chœurs d’angelots ; mais enfin, cette tarte meringuée accuse une grosse baisse de tension. Plus digeste, mais encore plus naïf, pour rester poli, l’inodore « Love Years Comin » des Strawberry Children ne mérite pas appesantissement.

D’un tout autre calibre, le moment de grâce intitulé « June » sera le seul extrait dans notre anthologie de l’extraordinaire duo Nirvana, auteurs méconnus de quelques unes des apothéoses de la pop à orchestration baroque. (On me souffle par ailleurs qu’un obscur combo de pop-rock rupestre et neurasthénique leur aurait chipé ce beau nom deux décennies plus tard : injustices de l’Histoire…) On oserait les estimer plus fins que les Moody Blues. Leurs trois albums initiaux (dont le premier concept album narratif de l’histoire, avant même S-F Sorrow) s’imposent à tous les amateurs de pop maniériste, emphatique et délicate, y compris le troisième, To Markos III, souvent snobé, et pourtant regorgeant de passages beaux à verser des océans de larmes (« The World Is Cold Without You », « Excerpt From The Blind & the Beautiful »…). « June », pur rêve, emmène à travers les espaces sidéraux et les nostalgies à se briser le cœur, où luisent les échos de harpes inconnues, les chants de sirènes bienheureuses et les pianos cristallins. Céleste.

Au cœur de The Magic Rocking Horse, la célébration des onirismes enfantins, des bizarreries espiègles, greniers à jouets et marelles surréalistes. C’est l’hymne éponyme, fabuleusement réjouissant de Pinkerton’s Colours. Les paroles déconcertent par leur naïveté, et le refrain est si enthousiasmant qu’on ne songerait pas un instant à sourire : « When I climb upon my horse / The Magic Rocking Horse / I get to childhood long ago… » Sans doute, Boeing Duveen & The Beautiful Soup est l’un des plus beaux patronymes d’une anthologie qui en compte tant. Leur « Jabberwock », excellente carrollerie, aurait pu figurer sur Nightmares In Wonderland. On pourrait évoquer aussi d’autres titres de popsike fantasque et vivace : la basse sautillante et granuleuse de The Ghost, groupe un peu réputé pour un album hétéroclite et inclassable (efficace « The Castle Has Fallen »), ou encore la leste ritournelle épicée de touches fuzz de Science Poption, combo suédois dont on confessera sans honte ne rien savoir.

Éparpillées au long du disque, comme de brusques trouées d’air, des décharges de freakbeat glorieux et plastronné, dans la plus pure tradition des Mike Stuart Pan n’est-ce pas, achèveront de faire fondre les réticents. Reparlons des Rupert’s people. On passera sur l’histoire remarquablement entortillée de ces sympathiques seconds couteaux. Qu’on les sache seulement cousins germains des altiers Fleurs de Lys (le chanteur Chris Andrews). C’est souvent leur « Reflections Of Charlie Brown » que l’on retient, mais on préfère ici le claquant et délié « Dream On My Mind », essor d’un bouquet ailé majestueux de guitares abrasives et sèches, d’orgue trépignant, de claires lignes de chant envolées et languides. Autre bonne nouvelle, pour au moins une bonne centaine de personnes de goût dans le monde, le « Grounded » de The Syn est un grand classique qu’elles se réjouiront de voir figurer ici. Mais le choc sera plutôt la rencontre avec le titanesque « Baby I Need You » des hélas, trois hélas, très éphémères Curiosity Shoppe, dont, comme à peu près tous les groupes de ce disque, on ne sait pour ainsi dire rien de bien consistant. L’essentiel reste ce… cette chose…leur legs. Un orgue massif feulant, bouillonnant avant de passer à l’assaut, des éclairs de riff métalliques, un chant patibulairement sous-mixé, batterie-avalanche claudiquante, chorus conquérants – on qualifierait ce titre incroyable de symphonie walkyrienne de heavy metal-beat, si une telle liberté lexicale ne risquait de faire hurler les puristes.

Le plus fort est encore à venir. Rubble propose assez peu de sorties hors de l’aire UK, mais il y en a. En-dehors bien sûr des néerlandais du volume 9, The Sub, gang allemand apparenté kraut, restera l’un des plus marquants. Ces gens ont sorti un album convulsé et tordu, assez côté chez les mordus de heavy psych, auquel on reprochera tout de même une jam de dix-huit minutes. Qu’importe : le simple « Ma-Mari-Huana », figure parmi les bad trips les plus fous, effrayants des vingt Rubble, au niveau de « Black Mass » ou « Golden Glass » (49 Minute Technicolour Dream), voire de Warm Sounds (Staircase To Nowhere). Plongé dans un corridor d’hallucinations, un schizo-chanteur s’étrangle dans les purs hoquets ou les glapissements, malmené par des tapis roulants de fuzz urticante et d’orgues paranoïaques, avant que le tourbillon des crescendos-decrescendo ne se résorbe dans un naufrage de réverbération et le phasing. Audacieux final, à peine tempéré par un bref instrumental orientalisant, pour un disque plutôt rayonnant et serein.

 

 

Tracklisting

1. Esprit de Corps – If (Would It Turn Out Wrong)*
2. The Truth – Sueno
3. Our Plastic Dream – A Little Bit Of Shangri-La
4. Rupert’s People – I Can Show You
5. The Groove – The Wind
6. Curiosity Shoppe – Baby I Need You *
7. The Ghost – The Castle Has Fallen
8. Nirvana – June *
9. Pinkerton’s Colours – Magic Rocking Horse *
10. Boeing Duveen & The Beautiful Soup – Jabberwocky *
11. Rupert’s People – Dream On My Mind *
12. Strawberry Children – Love Years Coming
13. Science Poption – You Got Me High
14. Our Plastic Dream – Encapsulated Marigold
15. The Syn – Grounded *
16. The Sub – Ma Mari Huana *

 

Vidéos : 

Pinkerton’s Colours – Magic Rocking Horse

 
Boeing Duveen & The Beautiful Soup – Jabberwocky
 
 
Nirvana – June
 
 
Curiosity Shoppe – Baby I Need You
 
 

 

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2 Commentaires
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Frank
Invité
19 mai 2011 0 h 11 min

Ah ! enfin le retour des rubble… L’attente fut longue mais voilà le lecteur encore une fois comblé par la prose du sieur Béro. Merci.

les cafards
Invité
20 mai 2011 8 h 56 min

“tout amoureux de pop est un enfant” … et le reste est magnifique ! on adore particulièrement Boieng Duveen

merci pour ces découvertes on va essayer d’en faire profiter “notre public”

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