Nombreux sommes-nous ici à avoir biberonné aux Nuggets, commis nos humanités à tort et à travers Pebbles, avant de nous encanailler à corps perdu dans les sordides bas-fonds de Back From The Grave. Le riff louche nous fait office de pain quotidien. Inutile d’y revenir, tant à dix-sept reprises, nos colonnes ont suinté l’auto-satisfaction canaille la plus béate.
Juré, le garage-psych procure un supplément d’âme. Se proclamer en public fan ultime des Teddy & His Patches, Swamp Rats, Drivin’ Stupid[i], ça vous a de la gueule. Illico, vous chopez un bonus identitaire précieux dans le contexte actuel des angoisses déshumanisantes propres à nos sociétés de masses promises au désastre. Le fin mot du rock’n’roll est donc le snobisme[ii] : comment sinon, supporterions-nous la réécoute de ces sempiternels simili-Louie Louie et proto-Johnny B.Goode qui emplissent 99% de nos discothèques ? (Reconnaissez-le en effet, cher lecteur, dans un moment de lucidité : tout disque prétendu de r’n’r’ qui ne sonne pas de près ou de loin comme du Chuck Berry – Pretty Things à la rigueur – ne mérite que la benne à ordures.)
Ainsi, afin de nous sentir en toute pétillance des personnes si intéressantes, si incomparables au commun des mortels, nous autres garage-ponqueurs avons grand besoin de sensations extrêmes, de rythmes menaçants, de syncopes sans compromis. C’est pourquoi, après avoir, la bave aux commissures et les rotules tremblantes, accouru sur la dix-huitième livraison de Rubble, – qu’entend-on ? Enfilade de pistes molles, violons, pas une fuzz, PAS UNE FUZZ (soit… quelques notes… quelques notes, mais guère plus – et ça, c’est pas permis), et ô scandale : du proto-Supertramp ! Outré et bâillant, le Néanderthalien de base en passerait son chemin dès la première écoute. Écrasant une larme et cirant sans conviction ses boots, il soupirerait dans l’attente de la prochaine chronique Rubble (qui, avec un peu de veine, devrait arriver avant la fin de la décennie). Ce serait une erreur.
Il faut en effet aborder l’affaire sans préjugé. Passée la première impression d’un disque linéaire et mou, on s’aperçoit que l’on s’est trompé. Au fil des écoutes, Rainbow Thyme Wynders révèle quelques uns des plus purs tubes pop de notre anthologie : citons le captivant « Love Maker » de Calum Bryce, les délicats et vifs Argosy (oui, ce sont eux, les pré-Supertramp incriminés ci-dessus), ou « Dream With Me » d’Andy Forray, avec son intro accrocheuse faite de bris cristallins et d’échos de festivités. Peu à peu, on découvre un Rubble cohésif et harmonieux, qui s’écoute d’une traite. Il suffit d’admettre l’absence de garagerie crasse. Pas de beat non plus, aucun truc de mod ; bien entendu, zéro freak–psych. Non : mais de la pop, un point c’est tout. Rainbow Thyme Wynders ravira les fondus des Zombies, Turtles Hollies, Monkees. Esthètes férus d’harmonies vocales et bien sûr de refrains inspirés par les Fab Four : Acid Gallery, St.Davids Road ou Dee & The Quotum vous tressent une belle guirlande de sucreries à siffloter sans peine, mais relancée néanmoins à intervalles réguliers par un riff tranchant et opportun.
De l’ensemble, se détachent en particulier les deux titres de l’excellent groupe Octopus, pop psyché nette et relevée. Un morceau signé par Roy Wood porte la marque, décidément omniprésente, de The Move : « Dance Round the Maypole », vignette délurée où Acid Gallery évoque aussi Idle Race. On s’attendrit volontiers sur le flutiau andin de Love Machine ; les deux faces assemblées du 45 tours, tube français en 1971, ménagent une progression efficace, à partir d’une mélodie naïve, mais entêtante. A noter encore, un curieux passage symphonique marque l’écoute de la deuxième face du disque. L’emphase dramatique d’Infantes Jubiles (qui poussent la témérité jusqu’à reprendre Beethoven – septième symphonie, deuxième mouvement, pas moins)et de Still Life nous change certes de notre ordinaire ; on confesse sans fard avoir été emporté par ce pathos coupable.
Ce volume contient surtout un monument, rien de moins que le plus grand titre de la pop australienne : « The Real Thing », comète en trois parties, dont seules les deux premières sont ici enchaînées : déjà six minutes de crescendo mystique… La voix de Russell Morris a quelques accents de David Dowie. Mélodie pop simple, mais imparable, dans ses premiers instants, le titre décolle peu à peu, s’orne de tout un tas d’effets spéciaux délicieux de kitsch (tout est bon: on se vautre dans le phasing ahuri, les échos faciles, slogans radiophoniques, sonneries de pompiers et vrombissements de moteurs…), accélère, décélère, pour se transfigurer en un hymne siphonné. Le chanteur, enveloppé dans son col roulé blanc papal et ses chorales entières de disciples complètement allumés, perd pour de bon les pédales en scandant des onomatopées ésotériques idiotes, et se prend à l’évidence pour un gourou générationnel grandiloquent en partance pour la Lune ou le Mont Olympe. Fantastique état de grâce, que, sauf erreur, M.Morris ne retrouvera pas, revenant par la suite de sa carrière à la raison ordinaire du train-train pop-rock. Qu’importe, il aura connu la grandeur, et avec lui, ce beau Rainbow Thyme Wynders, propre à faire goûter les plaisirs pop aux frustres brutes de notre acabit.
Tracklisting :
1. Acid Gallery – Dance Round The Maypole
2. Argosy – Imagine
3. Calum Bryce – Love Maker *
4. Lyons & Malone – Dr Gentle
5. The Fruit Machine – The Wall
6. Andy Forray – Dream With Me *
7. Pregnant Insomnia – Wallapaper
8. Russell Morris – The Real Thing *
9. Octopus – The River *
10. The Doomsday Machine – Ain ‘t Nobody Else
11. Infantes Jubilate – Exploding Galaxy *
12. Still Life – My Kingdom Cannot Lose *
13. Dee & The Quotum – Someday You’ll Need Someone
14. St David’s Road – Strange Loves Of Gwyneth
15. Octopus – The Thief
16. Time Machine – Turn Back Time / Bird In The Wind *
Vidéos :
[i] Les Drivin’ Stupid, auteurs de l’immortel « Horror Asparagus Story » et meilleur groupe au monde, il convient de le rappeler inlassablement.
[ii] Tout contemporain curieux de percer les raisons réelles de son intérêt pour tel ou tel produit culturel de pointe – garage sixties ou indie-pop lo-fi, Wu Lyf, drum’n’basscore, drone-black metal ou minimal synth-wave, que sais-je – serait fort avisé de se reporter aux analyses définitives de Tocqueville sur la quête désespérée des petites différences dans les démocraties modernes (De la Démocratie en Amérique, vol.II, 3ème partie, chap.13).