« …Vers la sainte, ineffable et toute mystérieuse Nuit » (Novalis, Hymnes à la Nuit)
Rien ne rend injuste comme l’excellence : la première défaillance attire l’impitoyable censure des laudateurs d’hier. Ainsi, en dépit de leur qualité, les dernières livraisons de Rubble nous avaient trouvés attiédis. Avouons-le, nous ronronnions. De l’inquiétude, même, à l’approche de l’âge de raison: sept volumes, la respectabilité et ses premiers symptômes ? Rythmes fluviaux, chansonnettes inodores, reprises superfétatoires. On était loin de s’ennuyer, mais nous ne ressentions plus l’excitation des épisodes initiaux. Ça ne saignait plus assez; quelques écoutes étaient nécessaires pour apprécier le contenu à sa juste valeur. Le charme inoubliable des commencements paraissait égaré.
Mais, soudain, le choc: All The Colours Of Darkness renoue avec la vibration instantanée, la trépidation pure, le heurt et l’élan. Le titre explique tout. Noirceur multicolorée : sous le signe de l’alliance surréaliste des contraires, l’inspiration rajeunit, retrempée grâce au bain dans la grande nuit païenne et romantique. La ténèbre qui est lumière, une fois inversée. Tout est affaire de quête mystique, celle au cours de laquelle on se détourne des évidences et de la platitude diurne. Nouvelle étape, seconde naissance pour Rubble ? N’exagérons pas; mais notre anthologie fétiche connaît comme un regain de superbe; à chaque titre, l’intérêt est renouvelé. Il faudrait remonter jusqu’au tout début, The Psychedelic Snarl pas moins, pour retrouver pareille virulence des guitares. La diversité des styles ne marque pas un manque de cohésion, mais l’inspiration retrouvée. Alors que les Rubble 6 et 7, Clouds Have Groovy Faces et Pictures In The Sky, enfonçaient par trop la pédale douce, All The Colours Of Darkness réveille par ses incessantes déflagrations.
Les quinze premières secondes nous fourvoient. Quelques gauches notes d’un flutiau captieux s’amusent à évoquer une théorie de nuages et des allées de brume, pour, aussitôt, que le ciel se fracasse sous un tressaillement de riffs quasi heavy et la pulsation des cymbales : avec « Living A Lie », unique haut fait de Yellow, on sait d’entrée qu’on ne plaisantera pas. Plus acide et intriqué, le motif d’ouverture de « Oh Love » témoigne du talent de Skip Bufferty, dont le disque éponyme jouit d’une certaine réputation. Chez eux aussi les harmonies psyché se combinent au tranchant des guitares. Ce qu’un vrai hard rock aurait dû, aurait pu être, ces deux groupes le donnent à entendre.
Ce huitième volet, publié parmi les derniers en 1991, rassemble divers enregistrements plus tardifs que la moyenne de la série. On se situe en général entre 1968 et 1970, et l’on frôle à plusieurs reprises maints genres décadents honnis par les thuriféraires du bon goût : hard rock donc, mais aussi prog, voire prémices de fusion jazz : hérésie ! Mais non : audaces d’une époque fertile, que le goût assuré, la candeur primesautière et la culture musicale garantissaient contre les faux-pas. Nulle pose, rien de démonstratif ni de pesant. Morceaux à coulisses, changements de rythmes, breaks solennels, tunnels entêtants de solos indomptés où caracolent les percussions, cuivres parfois, parodies de muzac? On entend de cela, sans détriment pour la mélodie ni l’énergie, par exemple chez les pré-progueux de Eye Of Blue que les connaisseurs portent très haut ; plus jazz-groove, les Canadiens de Mashmakhan compensent un goût plus douteux par leur entrain ; citons aussi l’orientalisant « Tumbling » de Jigsaw. Moins mémorable, en revanche, la pop honnête de Serenpidity. La palme de l’incongruité revient à Methuselah, groupe assez culte pour avoir consacré en 1969 un album concept de folk-prog aux quatre évangélistes, Mathew, Mark, Luke & John[1], conclu par une reprise des Frères Jacques. S’il ne dépasse pas toujours le statut de curiosité, en revanche « High In The Tower Of Coombe », sans doute leur meilleur titre, entraîne instantanément l’auditeur dans sa ronde. Les chorus en échos rythment, de leur faux sérieux, comme une cocasse marche militaire sous acide, ou une parade de gnomes grimés.
En effet, fut un temps, le genre plus tard dit « progressiste » ou par faux sens « progressif », avait plus à voir avec un avant-gardisme surréaliste aventureux qu’avec les fastes pachydermiques des pompiers de l’Opéra. Période pataphysique de la ludique ou angoissante science-fiction existentielle des Soft Machine, Van Der Graaf Generator et autres Gong. Assez proches de cette veine, les ignorés Second Hand ont pourtant sorti des disques comme Reality, pleins d’idées effarantes et d’hallucinations, qui mériteraient une réévaluation. « The End Will End Yesterday », espèce de tourbillon paranoïaque au ralenti, fait écho au paradoxe de « La plus courte histoire de science-fiction jamais contée »[2].
Dans un registre plus familier aux habitués de la série, les pépites pop ne manquent pas. Le mellotron de « Upside Down » (The Norman Conquest, groupe factice dissimulant un prolifique John Pantry) nappe une délicieuse rêverie. Le maîtrisé « Lamp Lighter Man » démontre combien Sheridan/Rick, transfuges entre autres de The Move, ont, quant à eux, travaillé les Beatles. On retrouve surtout avec joie Jason Crest, dont « Black Mass » avait marqué les esprits (The 49th Minute Technicolour Dream). Plus que le décalque appliqué mais vif des décidément omniprésents The Move, c’est une très touchante ballade, parmi nos favorites des Rubble, qui nous retient: « A place in the sun /would beeee soooo fiiiiiiiinnnee/ A place in the sun to spend sooommmme tiiiiiimmmmme »; romance d’espoir désespéré, vœu pour la quête du Vrai Lieu. On en oublierait presque le grand classique aux guitares prismatiques et critallinement liquides, « Madman Running Through The Fields », par lequel le vétéran Zoot Money – groupe préféré de Jerry Cornelius, l’agent secret swinguant du Chaos pop – devenu Dantalion’s Chariot, avec grand renfort de lightshows a nargué quelques semaines Pink Floyd, avant de revenir à ses premières amours rythm’n’beat.
Il est temps d’en venir à l’essentiel. Ce qui rend inoubliable All The Colours Of Darkness, ce sont ses moments de freakbeat ultime. « Children of Tomorrow » déploie une cavalcade étincelante de guitares aigues-marines ébréchées ; à l’évidence, les Mike Stuart Span étaient énormes (ils auraient d’ailleurs connu les honneurs d’un documentaire, « A Year In A Band Life », sans grande répercussion artistique ni commerciale). Le vent nous souffle dans les chevelures, à l’écoute de cette petite épopée. Il y a peu, les plus sérieux des revivalistes mods contemporains, les Embrooks, leur avaient rendu un hommage opportun (Yellow Glass Perspection, 2004).
Comment parler de morceaux qui ont bouleversé votre vie ? Elle nous a fait comprendre bien des choses, et sans doute à plus d’un. La somptueuse Sharon Tandy partie d’Afrique du Sud pour rencontrer les plus beaux fleurons du Swingin’ London, dont Les Fleurs de Lys, connaîtra en outre l’accueil des studios Stax, mais c’est déjà une autre histoire. De sa collaboration éphémère avec le redoutable gang freakbeat, réputé pour ses fins bretteurs, naîtra une tornade : « Hold On » (dont on a entendu déjà une reprise sur Nightmares In Wonderland). Cet hymne dévastateur accorde comme nul autre l’élégance et l’ardeur. Quelques unes des cordes les plus nerveuses et vibrantes jamais ouïes. Fracas et majesté au son d’un riff clinquant de folle locomotive-dragon irrépressible. La très belle icône swing, souveraine de classe frissonnante, domine telle une sylphide les comètes concassées par les Fleurs – ah, ce solo volcanique digne des gigantomachies originelles.
La plus grande virulence et la plus haute noblesse. Hard et mod à la fois, raz-de-marée groove, et plus heavy dans la sorcellerie narquoise et coruscante de « Daughter Of The Sun » : « When I go out the children run and ride (…) I’ll put a curse on you and you’ll be dead / I’m a Daughter of the Sun / I’m a Sister of the Moon / I get a jump upon my broomstick / And be with you soon ». Nul ne songerait alors à la contredire. Après ces exploits, dans la tension et la ferveur, le silence seul était à la mesure. La retraite plutôt que le déclin, le laisser-aller et les nippes hippies dans les fumerolles trompeuses de l’ hypocrite idéologie peace & love. Sharon est vite repartie. Puisse-t-elle être remerciée de nous avoir converti à la cause freakmod/psychsoul.
Tracklisting :
1. Yellow – Living A Lie *
2. Sharon Tandy & Fleur De Lys – Hold On *
3. Eyes Of Blue – Prodigal Son
4. Jason Crest – Here We Go Round The Lemon Tree
5. Rick Price & Sheridan – Lamp Lighter Man
6. Jigsaw – Tumblin’
7. Skip Bifferty – On Love *
8. Methuselah – High In The Tower Of Coombe *
9. The Norman Conquest – Upside Down
10. Jason Crest – A Place In The Sun *
11. Dantalion’s Chariot – The Mad Man Running Through The Fields *
12. Sharon Tandy & Les Fleur De Lys – Daughter Of The Sun *
13. Mashmakhan – Days When We Are Free
14. Mike Stuart Span – Children Of Tomorrow *
15. Serendipity – I’m Flying
16. Second Hand – The World Will End Yesterday *
Vidéos :
Yellow – Living A Lie
[1]Une curiosité, que nous ne nous retiendrons pas de confesser: le label Lizard Records a réédité en cd, au début des années 2002 un disque étonnant sous la pochette de Methuselah. Dans son Encyclopédie du Hard Rock des 70’s, Denis Protat a en très bien décrit le contenu: foutraque, sinistre, lardé de fuzz folle. Le problème est que la réputation musicale du groupe, les titres et la durée des morceaux annoncés ne correspondaient en rien avec ce que l’on entendait (qu’est-ce que c’était, par exemple, que cette reprise de « Crosstown Traffic »?). Il y avait donc erreur: on avait réédité, sous la pochette de Matthew, Mark, Luke & John, un autre disque; mais lequel ? Quelques années après, un hasard nous a livré la clef du mystère: le disque sorti par Lizard Records n’était autre que celui du faramineux groupe français The Chico Magnetic Band. Méfiance donc, potentiels aficionados du disque aux évangélistes.
[2]Nouvelle de Roger Deeley, texte original intégral: « Time ended. Yesterday. » Dans l’anthologie Bateaux Ivres au fil du temps, rassemblée par Alain Dorémieux, collection « Autres Temps, Autres Mondes », Casterman 1978.