(Columbia 1965)
Ce disque, sorti en janvier 1965, est celui où, pour la première fois, Dylan a enregistré des morceaux en étant accompagné d’un groupe de rock. Il a ainsi abandonné le statut de chanteur folk qui lui avait pourtant valu un succès immense depuis la sortie de son premier disque, à peine trois ans plus tôt. A l’époque, la réaction est énorme : Dylan tourne délibérément le dos à la scène qui a fait de lui l’icône du protest-song, et le digne héritier de Woody Guthrie et de Pete Seeger. La scène folk de New York n’accepte pas ce qu’elle considère comme une trahison.
Le problème pour tous ceux qui s’apprêtaient à dénigrer le Dylan électrique, c’est qu’il a écrit à partir de cette période des morceaux prodigieux qui donnent une ampleur et un relief nouveaux à sa carrière. En dix-huit mois, il va sortir trois albums qui sont considérés comme ses œuvres majeures: Bringing It All Back Home, Highway 61 Revisited et enfin Blonde on Blonde. Lou Reed, pourtant avare de compliments, a déclaré quelques années plus tard : « personne ne peut imaginer ce qu’être Bob Dylan en 1965 pouvait signifier ». Adulé par toute la nouvelle génération d’artistes et d’écrivains, Dylan avait en effet à l’époque le monde entier à ses pieds.
A l’image de la pochette de l’album (presque une révolution à elle seule), les onze pistes de Bringing iI All Back Home proposent un aperçu de l’héritage musical et culturel que Dylan assume et va transcender : du blues, du folk et du rock, enregistrés dans une perspective nouvelle, qui a influencé la quasi-totalité de ses contemporains. Enregistré en trois jours à la mi-janvier 1965, ce disque est implacable. Sur la première face du vinyle, Dylan est accompagné par un groupe ; et chacun de ses morceaux est devenu un sujet de discussion et d’interprétation depuis la sortie de l’album.
« Subterranean homesick blues » ouvre le disque de façon magistrale : Dylan balance ses textes à une vitesse folle « Johnny’s in the basement / Mixin’ up the medicine / I’m on a pavement / Thinking ‘bout the government… », et chaque phrase laisse un éventail de significations ouvert. Dylan ponctue ses couplets de sentences définitives, qui ont pris une place à part dans la culture musicale (et parfois au-delà) : « you don’t need a weatherman to know which way the wind blows » ; « don’t follow leaders, watch your parking meters » ; «the pump don’t work ‘cos the vandals took the handles »…
L’écriture de Dylan a évolué pour se rapprocher d’un style proche de celui de Rimbaud, que Dylan a toujours admiré : il s’affranchit ainsi des codes existants dans la construction habituelle des chansons, laisse les mots se suivre sans logique apparente, et touche juste1. Dans chacun des types de chansons visités ici, Dylan apporte des sens ambigus, ainsi, « She belongs to me », ou « Maggie’s farm », qui serait un adieu à la scène folk traditionnelle (Dylan avait joué en 1963 à Silas McGee’s Farm une des ses protest-songs, « Only a Pawn in the game »)2.
La totalité disque apparaît dans une évidence invraisemblable, et l’enthousiasme qui semble avoir marqué sa réalisation est communicative (« Bob Dylan’s 115th dream » ; « On the road again »). Après une première face qui devait transformer l’univers de la musique pop, Bringing It All Back Home offre en face B quatre pistes plus minimalistes et totalement imparables, dont « Mr. Tambourine Man », chanson avec laquelle les Byrds vont connaître un succès planétaire.
L’album s’achève sur deux chansons qui restent parmi les plus belles de Dylan : « It’s alright ma, I’m only bleeding » et « It’s all over now, baby blue ». Dylan utilise ses premières armes (guitare acoustique/harmonica) et enregistre des pistes définitives, intouchables, à écouter religieusement, dans la pénombre. Sur le premier de ces morceaux, Dylan livre encore des textes hallucinants, truffés d’aphorismes plus subversifs que la plupart de ses protest-songs, et dont l’influence a été infiniment plus importante (« Money doesn’t talk, it swears » ; « It’s easy to see without looking too far / That not much is really sacred » ; « If my thought-dreams could be seen / They’d probably put my head in a guillotine »).
Que dire de « It’s all over now, baby blue », sinon qu’il s’agit d’un pur moment de grâce3? Avec sa facilité habituelle, Dylan termine ce disque de la plus belle des façons possibles, laissant en guise d’adieu le dernier couplet : « Leave your stepping stones behind, there’s something that calls for you / forget the dead you’ve left, they will not follow you / (…) / Strike another match go, start anew, and it’s all over now, baby blue ».
Liste des chansons :
(Face A)
1. Subterranean Homesick Blues *
2. She belongs to me
3. Maggie’s farm *
4. Love minus Zero / No limit
5. Outlaw Blues
6. On the road again
7. Bob Dylan’s 115th Dream
(Face B)
8. Mr. Tambourine Man *
9. Gates of Eden
10. It’s Alright, Ma (I’m only bleeding) *
11. It’s All Over Now, Baby Blue *
Pour écouter l’album en intégralité (et sauver votre vie) : http://www.deezer.com/#music/album/77910.
Vidéo :
“Subterranean Homesick Blues”
Vinyle :
1« Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. (…) J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges. » Arthur Rimbaud, Une Saison en enfer (1873).
2On peut retrouver un témoignage vidéo de Dylan à Silas McGee’s Farm sur l’indispensable documentaire de D.A. Pennebaker, Don’t look back.
3Don’t look back propose aussi une version extraordinaire de « It’s all over now, baby blue », que Dylan joue dans sa chambre d’hôtel à Donovan, qui en reste hébété.