Pourquoi des disques pop en des temps de détresse ?
Les gens de qualité le savent : on nous a menti. On a truqué l’histoire du rock’n’roll. Elle ne ressemble pas à ce que prétendaient les plumes stipendiées de pigistes torves, agenouillés devant les Marchands du Temple. L’épopée s’en est écrite dans les souterrains célestes. Ses bas-fonds foisonnent d’oubliés étincelants, héros virtuels et valeureux fracassés.
En 2010, chaque gamin sait, devrait savoir qu’au lieu de remettre pour la millième fois sur la platine Tommy, Led Zep IV, Nevermind the Bollocks, ou tout autre monument trop respectable – chacun doit savoir que le vrai frisson se cache ailleurs, dans ces anthologies des prouesses occultes des sixties garages bands, arcanes aujourd’hui à tous accessibles, dont les titres magiques, lapidaires, en forme de chiffres cryptiques, promettent décharges de cent mille volts à loisir : Boulders, Peebles, les pierres angulaires Nuggets avant tout, et les effrayantes Back From the Grave, ô somptueuses Perfumed Garden, Mindrocker ou tant d’autres. C’est là que s’offre l’histoire alchimique d’autres pauvres gosses perdus, caressés par l’aile ingrate du génie l’espace d’un 45tours. Entre 1964 et 67 à peine, mais que s’est-il passé au juste ? Pour que des milliers de ces groupes de moins d’un quart d’heure enregistrent au moins une chanson de folie, à l’égal des plus grands, Stones, Who, Them ; avant le naufrage et l’oubli.
Entre toutes, les Rubble brillent d’un éclat singulier.
Compilés par Phil Smee (inventeur du terme freakbeat, désignant ce bref moment où les Anglais font craquer de toutes parts l’héritage R&B et soul parfaitement assimilé, débordent vers les premières vapeurs du psychédélisme, en montant toujours plus le volume, annonciateurs de l’imminente tornade hard et heavy) pour le label Bam Caruso, un de ces ouvriers de la grande vague d’exhumation garage-punk à l’aurore des injustement moquées années 80, les vingt volumes des Rubble effarent à l’abord. Jungle aux proportions amazoniennes pour un continent de dizaines, de centaines de chansons : machine beat-Golconde/Eldorado-punk sans mesure ni raison, ces disques nous content un autre monde.
Hold on my son, there’s a different world
Appearing in front of my eye
Oui, de ces temps mythiques désormais, nous avons récolté patients les témoignages des aînés. (Il convient ici de se recueillir, à l’heure des évocations d’un passé émouvant à jamais perdu.) 1965… 1966… 1967 au parfum de décadence déjà. Les anciens content en effet qu’alors, on twistait dans l’infini sur des tapis en lévitation au rythme de la musique la plus chouette jamais entendue. Les garçons, même les plus patauds, arboraient des fringues insensées, cols démesurés et jabots princiers. Les filles, ô les filles toutes mannequins, avec leurs pommettes de porcelaines, en jupes plastiques fuselées moulant maintes formes de gazelles graciles. Partout, des silhouettes de hipsters gorgés de liqueurs et de pilules bienfaitrices tordaient extatiques leurs membres : il suffisait d’un accord. Et des éclairs pourpres ou des fêlures de flashes violets zébraient les rues sur votre passage. Jamais on n’aura tant compté de formations éphémères aux noms parfaits : Boeing Duveen & the Beautiful Soup, Felius Andromeda, St Valentines Day Massacre, Les Fleurs de Lys, Tinkerbell’s Fairydust. Une paire de bottines italiennes aurait ébranlé le monde, pour un peu qu’on empoignât une guitare. Vociférations et oraisons. Des filles nues se laissaient peindre et fleurir des azalées malades sur leurs ventres blancs. C’était le rêve groovy d’un autre territoire, qui c’est sûr n’a jamais existé et assurément n’existera jamais.
Sha-la-lalala / Let’s live for today
The Psychedelic Snarl. Thrice Upon A Time (Nothing is Real.) On passerait ses journées dans l’attente de quelque révélation à scruter ces pochettes azurées étranges, aux virulentes giclées de couleurs intersidérales. Glass Orchid Aftermath. Staircase To Nowhere. All the Colours Of Darkness. Or nous avons des après-midis à perdre, nous les Tard-Venus, nous Ceux-d’Après. And The Clouds Have Groovy Faces. Nightmares In Wonderland. Les beaux disques rock semblent provenir d’une planète étrangère, professait Proust à peu près.
Alors quand les dieux agonisent dans le caniveau, à l’heure où crèvent les Civilisations comme des chiens efflanqués au coin de votre rue, et que la pluie urbaine et provinciale déteint de toutson gris sur le cœur pathétique, alors franchement qu’est-ce qui reste à un petit gars, sinon remettre sur la platine un par un les vingt Rubble ? Vingt épisodes pour psalmodier l’ouverture d’un univers.