(Stiff 1980)
Le premier album des Feelies est un des disques les plus déroutants qu’on connaisse. Pas vraiment professionnel, Crazy Rhythms sonne comme un disque de démos enregistré par une bande d’amateurs éclairés, aux idées renversantes.
Le son de ce quatuor du New Jersey mené par le duo de chanteurs/guitaristes Bill Million et Glen Mercer est particulier à plusieurs titres : la batterie raide, dénuée de swing, ne dépasse pas le stade primitif. La voix du chanteur, mal assurée, intrigue de par son timbre inquiétant. Les guitares sont répétitives jusqu’à l’abrutissement puis explosent dans des solos qui serpentent dans des contrées inattendues. Le tout étant exécuté dans des chansons à la structure particulière, qui sortent du cadre du rock à la manière d’un Television décomplexé, il en résulte un disque insaisissable, fascinant.
Côté son, on aurait tendance à rapprocher ce disque aux précurseurs noisy pop de la grosse pomme comme les Modern Lovers ou les inévitables Velvet Underground. La comparaison semble évidente : batterie rudimentaire, guitares lo-fi, chansons aux accords martelés, accent new-yorkais, beaucoup de choses ici renvoient à la première période du groupe légendaire de Lou Reed. L’exemple le plus frappant en est la reprise extraordinaire de “Everybody’s Got Something To Hide Except For Me And My Monkey” qui sonne comme le Velvet jouant les Beatles.
Le reste de l’album est déroutant. Le disque commence par un blanc de trente secondes – spécialité du groupe – qui laisse place à une batterie robotique et une note répétée de façon insistante. La chanson (“The Boy With The Perpetual Nervousness”) devient peu à peu prenante puis carrément trippante. Le retour constant d’un petit motif de guitare à la façon d’un mantra crée une transe malsaine qui s’arrête d’un coup sec.
Arrive ensuite “Fa Cé La”, chanson pop parfaite à la rythmique acoustique folle puis “Loveless Love”, odyssée noisy qui monte en puissance pendant les quatre premières minutes entre la voix sépulcrale du chanteur et solos complexes, avant d’exploser dans des descentes de guitare en forme de feu d’artifice. Plus tard, une succession de chansons nerveuses (“Forces At Work”, “Original Love”, “Moscow Nights”), toutes marquées du sceau particulier du groupe (accords martelés, guitare solo qui lance la chanson, rythmique binaire) achèvent de donner à cet album une couleur inédite. C’est un peu comme si Lou Reed s’était mis à écouter des groupes krautrock comme Can et Neu! et avait décidé de se lancer dans des mini-opéras déjantés avec la première mouture du Velvet. Magnifique, inclassable. On n’a jamais entendu chose semblable depuis, même pas de la part des concepteurs de ce petit chef d’œuvre.
Les Feelies n’ont jamais su rééditer le modèle de perfection que représente ce Crazy Rhythms sans équivalent dans l’histoire du rock, mettant plus de cinq ans avant de sortir un second album, au son plus mûr, moins échevelé. Leur haine de la scène et leur intégrisme forcené (ils ont refusé qu’un producteur ne travaille sur leur premier album, s’aliénant ainsi nombre de maisons de disques) est la cause principale de ce trou dans leur discographie. La magie, entre-temps, s’était envolée. Heureusement, il nous reste ce disque vital.
Tracklisting :
- The Boy with the Perpetual Nervousness *
- Fa Cé-La *
- Loveless Love *
- Forces at Work
- Original Love
- Everybody’s Got Something to Hide Except Me and My Monkey
- Moscow Nights *
- Raised Eyebrows
- Crazy Rhythms
Vidéo :
“Loveless Love”
Vinyle :