Dans « The lonesome death of Hattie Carroll », c’est un Dylan moraliste et scandalisé par l’injustice et l’inégalité qui prend sa guitare pour chanter une élégie à l’innocence sacrifiée. Ici, en construisant une nouvelle fois sa composition autour d’un crime raciste (l’assassinat de Medgar Evers, militant pour les droits civiques affilié au NAACP, à Jackson, dans le Mississippi, par un membre du Ku Klux Klan), il se fait analyste politique et met à jour les rouages d’un système qui exploite à son profit les tensions raciales et les inégalités. Robert Zimmerman, issu d’une famille de commerçants juifs du Minnesota, produit de la scène du Village et nouvelle tête d’affiche de la folk music, s’attaque à un autre monde, celui du Sud profond, qu’il donne l’impression de connaître comme sa poche.
Dylan ne fait jamais référence à l’assassin en tant qu’individu et le réduit à une forme d’anonymat (« A hand set the spark / Two eyes took the aim ») précisément parce que celui qui a tiré sur Medgar Evers n’est que le représentant d’une communauté blanche agressive et le produit d’une machine à fabriquer de la haine: il n’est qu’un pion sur l’échiquier blanc et noir du Sud, manipulé par des politiciens qui ont tout intérêt à perpétrer la ségrégation (« And the negro’s name / Is used it is plain / For the politician’s gain »). Même pauvre, un Blanc ne sera jamais aussi mal loti qu’un Noir dans le Mississippi, état qui, comme l’Alabama et la Géorgie notamment, reste associé à l’histoire de l’esclavage et à d’affreuses scènes de lynchage et de pendaison (impossible de ne pas penser à la voix déchirante de Billie Holiday sur « Strange fruit », qui évoque les odeurs de chair calcinée émanant des corps pendus aux arbres).
En jouant cyniquement sur la division et en soufflant sur les braises si nécessaire, les stratèges peuvent maintenir les classes laborieuses blanches dans une condition à peine plus supportable que celle des Noirs: de quoi vous plaignez-vous, bande d’ingrats dont le sort reste bien plus enviable que celui des descendants d’esclaves (« You got more than the blacks don’t complain »)? Dans cet argumentaire relativiste, la misère devient un privilège que menacent les disciples de Luther King et ceux qui se battent pour l’égalité. Un activiste tel que Medgar Evers représente un danger pour les tenants du statu quo, qui n’ont même pas à se salir les mains puisque l’idée du crime germe dans un esprit totalement imbibé de leur rhétorique clivante. Fanatisé et embobiné, le tueur sans gages joue les hommes de main du pouvoir local.
Il s’agit de thèmes récurrents dans l’univers dylanien : l’anéantissement de la conscience individuelle et du libre arbitre sous le poids de la masse, l’embrigadement, le lavage de cerveau institutionnel (l’école, instrument de propagande, est encore montrée du doigt: “He’s taught in his school / From the start by the rule / That the laws are with him / To protect his white skin »). Sur ses albums marquants du milieu des années 60, Dylan abordera ces questions sur différents modes et des tonalités variées mais n’évoluera pas d’un pouce sur le fond. Le cauchemar totalitaire façon 1984 et l’emprisonnement systématique de la libre pensée hante ses compositions (“Now at midnight all the agents / And the superhuman crew / Come up and round up everyone / That knows more than they do » dans “Desolation Row »), souvent emplies de méfiance pour les idoles des foules et les meneurs de troupeaux. Le fameux “Don’t follow leaders, watch the parking meters » de « Subterranean Homesick Blues » reste l’une des plus sonores injonctions de celui qui s’est justement toujours refusé à jouer les guides ou les maîtres à penser. Lorsqu’on suit les aboyeurs, on peut finir par se planquer derrière un buisson pour abattre celui qu’ils ont désigné comme un ennemi.
Les paroles en intégralité : http://bobdylan.com/songs/only-pawn-their-game/
Vidéo :
“Only a pawn in their game »