DYLANOLOGIE. The Lonesome Death Of Hattie Carroll

Episode 5

Une domestique noire, Hattie Carroll, misérable mère de dix enfants, battue à mort à coups de canne par un riche propriétaire blanc du Maryland nommé William Zanzinger: tel est le sordide fait divers, survenu en février 1963, qui a inspiré à Dylan l’une de ses compositions les plus déchirantes. Le chanteur-chroniqueur colle de si près au réel que son texte prend parfois des allures de compte-rendu journalistique à la précision redoutable (les détails abondent: le diamant au doigt de Zanzinger, les 600 hectares de sa ferme, ses 24 ans etc.), mais c’est surtout par sa capacité à prendre du recul et se détacher de l’immédiate horreur que Dylan excelle. Il observe à la loupe en même temps qu’il surplombe, dépeignant les faits dans toute leur crudité (« William Zanzinger killed poor Hattie Carroll », point de départ explicite de la chanson) tout en tirant de l’actualité récente une morale universelle et atemporelle. L’histoire tragique de Hattie Carroll arrache les larmes parce qu’elle est celle du racisme ordinaire, de l’innocence sacrifiée, de l’impunité des nantis et des bien-nés, du mépris des puissants pour les faibles: une histoire, en somme, presque aussi vieille que le monde.

C’est en cela que Dylan évoque la figure du prêcheur, autant que quand il annonce les bouleversements à venir du haut de sa montagne ou condamne au rebut les valeurs obsolètes. Dans « Only A Pawn In Their Game », il semble dans la position du témoin situé au plus près du drame (« a bullet from the back of a bush took Medgar Evers’ blood ») mais parvient à s’en arracher au point de finir par survoler l’échiquier géant que devient dans sa métaphore le système politique corrompu du Sud. Il demeure beaucoup plus descriptif dans « The Lonesome Death Of Hattie Carroll » mais n’en dénonce pas moins la complicité de l’institution judiciaire à travers le personnage du juge, qui très ironiquement énonce des soi-disant vérités générales contredites par l’absurdité du verdict (six mois de prison): « the ladder of law has no top and no bottom ». Rien n’est plus efficace que de laisser dans le dernier couplet la parole au représentant d’une justice qui, derrière des apparences d’équité et de respectabilité, considère l’assassinat d’une femme de couleur comme un délit mineur.

Il aurait été plus facile de caricaturer et de pointer du doigt, de céder à la colère et l’indignation, mais Dylan parvient jusqu’au bout à tenir la bride à l’émotion (« now ain’t the time for your tears »), mettant en lumière le scandale en adoptant un point de vue faussement candide (« she never done nothing to William Zanzinger », « the person who killed for no reason »). Pourquoi surenchérir et pousser des hauts cris quand les inacceptables faits se suffisent à eux-mêmes (« in a matter of minutes on bail was out walking »)? En évoquant l’un après l’autre les trois protagonistes dans trois couplets successifs (d’abord Zanzinger qui se soucie peu de son acte, puis Carroll décrite comme un modèle de discrétion et d’humilité et enfin le juge paré de tous les artifices du pouvoir), Dylan, implacable, joue sur le contraste et expose les coupables.

« The Lonesome Death Of Hattie Carroll » peut évidemment se définir comme une protest song, au sens où la chanson aborde des thèmes sociétaux et s’en prend à la violence et à l’injustice. Cependant, lorsqu’on use de cette appellation, on pense spontanément à des brûlots incendiaires, virulents et très directs dans la dénonciation (« Hexagone » de Renaud dans le répertoire français par exemple). Ici, au contraire, Dylan brille dans l’art de la maîtrise, ne laissant que transparaître une rage aussi authentique que contenue et présentant l’inexplicable avec beaucoup de sobriété, pour ainsi dire de recueillement. Son savoir faire poétique (« and swear words and sneering and his tongue it was snarling »: on croirait entendre Zanzinger ricaner tel un villain shakespearien) donne vie à un tableau parfaitement construit. Impressionnant de maturité dans son propos, celui qui n’a encore que vingt-deux ans semble avoir progressé à pas de géant depuis son « Masters Of War » de l’album précédent, réquisitoire pompeux contre les marchands d’armes nettement moins convaincant que cette bouleversante complainte sur une tragédie bien américaine.

Les paroles en intégralité : http://bobdylan.com/songs/lonesome-death-hattie-carroll/

 

Vidéo :

“The Lonesome Death Of Hattie Carroll »

 

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1 Commentaire
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Frank
Invité
21 janvier 2014 2 h 46 min

Chapeau ! excellent article !

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