DYLANOLOGIE. A Hard Rain’s A-Gonna Fall

L'émergence d'un ménestrel

De nombreux spécialistes de Dylan ont affirmé que la crise des missiles du Cuba de mai 1962 et la menace de fin du monde qu’elle fit peser l’avaient poussé à écrire « A Hard Rain’s A-Gonna Fall », la pluie du titre renvoyant au déluge nucléaire. S’il s’agit d’une hypothèse tout à fait crédible, tant il est vrai que le degré de paranoïa atteignit alors son point culminant, il n’en reste pas moins que l’apocalypse hante jusqu’à l’obsession l’œuvre dylanienne dans son ensemble, de « Gates of Eden » (« All and all can only fall / With a crashing but meaningless blow ») à « Things have changed » (« If the Bible is right the world will explode ») en passant par « Senor » (« Senor, senor, do you know where we’re headin’ / Lincoln county road or Armaggedon? ») ou « Caribbean wind » (« Every new messenger brings evil report / ‘Bout armies on the march and time that is short / And famines and earthquakes and hatred written upon walls »).

Dylan n’est pas encore le prédicateur halluciné et péremptoire de 1965-66, ce prêcheur monté sur bottines et shooté aux amphétamines qui sermonne plus qu’il ne chante, pour reprendre les dires d’un journaliste aperçu dans Don’t look back. Il n’est pas encore le dandy génial aux aphorismes définitifs qui jette l’anathème, voue au bûcher éternel et annonce du haut de sa montagne des bouleversements aussi radicaux qu’imminents. Ce sont l’inquiétude et l’angoisse qui dominent ici, à la veille d’un désastre qui paraît inévitable. Contrairement à ce qu’il peut laisser transparaître dans certaines compositions ultérieures, Dylan ne tire aucune jubilation de l’annonce de la catastrophe, qui n’épargnera personne (et surtout pas lui-même) et ne fera pas le tri entre les coupables et ceux qui mériteraient d’être sauvés.

Dans la forme, il s’appuie sur une structure très classique: un échange entre une mère soucieuse qui pose une question rhétorique au début de chaque couplet (« Oh where have you been, my blue-eyed son? ») et son fils, prophète aux yeux clairs revenu d’on ne sait où jouer les Cassandre et dresser un affreux catalogue des horreurs avenues et à venir. Le fils fait un triste rapport et martèle ses réponses, qui constituent autant de visions effrayantes, pour aboutir toujours à la même irrémédiable conclusion: « It’s a hard rain’s a-gonna fall ». Ce principe itératif et le motif anaphorique dont use Dylan (« I saw », « I heard », « I met ») copient le style d’un livre qu’il prétendra longtemps n’avoir jamais lu (la Bible) et donnent l’impression d’une accumulation cauchemardesque. Le talent poétique de Dylan apparaît également dans son recours à l’allitération (« I saw a black branch with blood that kept drippin’ » ou « I saw ten thousand talkers whose tongues were all broken ») qui confère une véritable puissance sonore aux images qu’il choisit.

L’empilement des images évocatrices et la variété des lieux visités (montagnes, routes, forêts, océans, cimetières) laissent à penser que le fils ne fait que raconter un mauvais rêve, une sorte de voyage onirique et initiatique qui lui aurait donné accès à une vérité interdite au commun des mortels, à un état supérieur de conscience et de lucidité qui l’oblige à sonner l’alarme. Autant certains aspects de ce compte-rendu d’un genre particulier renvoient à des réalités tristement tangibles et terrestres (les armes dans les mains des enfants, la famine, le raz-de-marée qui emporte tout sur son passage), autant d’autres éléments (la route pavée de diamants, les marteaux ensanglantés, le nouveau-né cerné par les loups) tirent la chanson vers le surréalisme et une forme d’achronie qui contribuent à dissocier la composition de son contexte immédiat.

Ce qui rattache le « je » de «A Hard Rain’s A-Gonna Fall » au Bob Dylan de 1962, c’est l’absolue nécessité de dire et de transmettre, la certitude de porter un message précieux que le monde doit entendre coûte que coûte, l’urgence d’oraliser une pensée riche et foisonnante. On assiste en quelque sorte dans le dernier couplet à la réunification de Dylan et de sa persona, comme si la chanson avait engendré un ménestrel des temps modernes qui depuis ne s’est jamais arrêté de sillonner le vaste monde: « And I’ll tell it and think it and speak it and breathe it / And reflect it from the mountain so all souls can see it / Then I’ll stand on the ocean until I start sinkin’ / But I’ll know my song well before I start singin’ ».

Les paroles en intégralité : http://bobdylan.com/songs/hard-rains-gonna-fall/

 

Vidéo :

 “A Hard Rain’s A-Gonna Fall”

 

 
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