SIXTO RODRIGUEZ – Cold Fact

Chef d'oeuvre perdu

(Sussex 1970)

L’histoire du rock’n’roll regorge de mythes, d’anecdotes connues de tous, de destinées brisées et de génies incompris. Il existe peu d’artistes au monde aujourd’hui à posséder une aura aussi impénétrable que Sixto Rodriguez, personnage intrigant dont on raconte tellement de légendes qu’on ne sait plus aujourd’hui discerner le vrai du faux. Parmi les faits certifiés, on sait que Sixto Diaz Rodriguez est un artiste américain qui n’a à son actif qu’une courte discographie de deux albums studio. Le premier des deux, Cold Fact, est peut-être le plus bel album sorti en 1970, et peu de monde le sait. La raison ? L’album s’est mal vendu à l’origine, la maison de disques a coulé quelques années après, ce qui a proscrit toute réédition, et, plus important, l’artiste a complètement disparu de la face du monde.

Une telle absence a alimenté les rumeurs les plus folles autour de lui. Il se serait un jour tiré dans la joue sur scène, on l’aurait aperçu sur scène en Afrique du Sud en plein Apartheid… mais personne ne savait vraiment ce qu’il était advenu de l’artiste… un fantôme. L’obstination et la foi de deux fans qui ont lancé au début des années 90 le projet de le retrouver via un site Internet nommé “The Great Rodriguez Hunt” a néanmoins fini par payer.  Immense surprise, ils ont alors découvert que l’artiste n’avait en fait jamais bougé et vit toujours à Detroit (ça ne s’invente pas), où depuis 30 ans il mène une vie paisible, à étudier la philosophie, à exercer un travail, et même à se présenter à des élections locales régulièrement.

La raison qui a poussé des gens à parcourir le monde pour retrouver cet artiste obscur et oublié de tous tient en deux mots : Cold Fact. Cet album est tout simplement fantastique, un chef d’oeuvre perdu qui se situe au croisement de l’album blanc des Beatles, de Forever Changes de Love, de Mellow Yellow de Donovan et des premiers Dylan. Accompagné de musiciens locaux (certains d’entre eux faisant partie des mythiques Funk Brothers[1]), Rodriguez propose un folk psychédélique à moitié parlé, porté par des lignes de basse mélodiques et une production feutrée (on entend à l’occasion des violons soyeux , bois ou cuivres délicats). La voix de Rodriguez possède des intonations dylaniennes et hypnotise dès les premières mesures. L’album lui-même est hors-normes : on a rarement entendu telle collection de chansons magnifiques à la suite. A titre de comparaison, Donovan, malgré son talent immense, n’a jamais fait un album aussi bon et accompli que Cold Fact.

Le morceau le plus connu de l’artiste est celui qui ouvre l’album, “Sugar Man”. Elu par le magazine britannique Mojo comme une des plus grandes drug songs de l’histoire (pour le refrain “Silver magic ships you carry / Jumpers, coke, sweet Mary Jane”), on y entend tous les ingrédients qui font de Cold Fact un grand album : mélodie imparable, texte intrigant, production parfaite. L’album possède plusieurs thématiques distinctes (l’amour, la séparation, la politique, les drogues) que Rodriguez aborde avec des textes grinçants et une verve jubilatoire.

Le verbe de Rodriguez est empli de rancune, ses attaques font mouche à chaque fois, que ce soit sur la mélancolique chanson de rupture “Crucify Your Mind”, (“Soon you know I’ll leave you / And I’ll never look behind / ‘Cos I was born for the purpose / That crucifies your mind”) ou les protest-songs “Rich Folk Hoax” (“So don’t tell me about your success / Nor your recipes for my happiness“) et “This Is Not A Song, this Is An Outburst”, qui rappelle  étrangement “It’s Alright Ma…” de Dylan et qui possède la phrase la plus iconique de l’album : “This system’s gonna fall soon, to an angry young tune / And that’s a concrete cold fact”.

Rodriguez n’est pourtant pas qu’un protest singer énervé, comme l’indiquent les nombreux morceaux plus personnels que contient l’album. Deux d’entre eux attirent l’attention car ils évoquent directement Janis Joplin, qui était encore en vie à la sortie de Cold Fact. Rodriguez et Joplin se connaissaient-ils ? Au vu des morceaux il semble que oui, mais le chanteur, de façon assez typique, n’a que des mots durs pour elle. Sur “Like Janis”, il lui adresse quelques gentillesses (“So don’t try to impress me, you’re just pins and paint” ou “And don’t try to enchant me with your manner of dress / ‘Cos a monkey in silk is a monkey no less”) avant de dresser un constat alarmant de l’état de la chanteuse sur “Jane S. Piddy” (que certains interprètent comme “Janis pity” et qui contient notamment le prémonitoire “But don’t bother to buy insurance ‘cos you’ve already died “).

Parmi la succession incroyable de mélodies parfaites (“Inner City Blues”, “I Wonder”…), le sommet de l’album demeure sans doute “Hate Street Dialogue”, sur laquelle Rodriguez envoie un de ses textes les plus forts (“I kiss the floor, one kick no more / The pig and hose have set me free / I’ve tasted hate street’s hanging tree”) sur une mélodie magnifique. Ce morceau qui parle de San Francisco (Hate Street faisant référence à Haight Ashbury, le célèbre quartier hippie) possède en outre un solo de guitare distordu qui illumine le morceau et le rend inoubliable. Seul incongruité au milieu d’un album essentiellement folk-rock, le rock lourd de “Only Good For Conversation” voit Rodriguez évoluer dans un registre proche de Jimi Hendrix. Pas de quoi entamer le crédit de Cold Fact, album proche de la perfection.

Sixto Rodriguez a sorti un deuxième album en 1972, intitulé Coming From Reality. Si le disque possède ses bons moments, on n’y retrouve jamais la beauté irréelle de ce Cold Fact destiné à rester irrémédiablement le grand album folk-rock oublié des années 60/70 (enregistré en 1969 et publié l’année d’après, il reflète assez bien la période de transition entre ces deux décennies). Après cela on n’a plus entendu parler de lui pendant 30 ans et les légendes ont commencé à germer.

Cold Fact est une merveille qu’il est impératif de redécouvrir. Sans artifices autres que sa voix et ses mélodies, Sixto Rodriguez narre ses histoires avec une grâce digne des plus grands. L’album vient d’être réédité en septembre 2008 pour la première fois depuis des lustres et figure désormais dans les rayonnages de tous les bons disquaires de France. Pas question de dire qu’on ne vous aura pas prévenu.

 

Tracklisting :

1. Sugar Man   *
2. Only Good For Conversation
3. Crucify Your Mind    *
4. This Is Not A Song, It’s an Outburst : Or The Establishment Blues    *
5. Hate Street Dialogue   *
6. Forget It
7. Inner City Blues   *
8. I Wonder
9. Like Janis   *
10. Gommorah (A Nursery Rhyme)
11. Rich Folks Hoax   *
12. Jane S. Piddy

[1] Les Funk Brothers étaient les musiciens de studio qui accompagnaient les chanteurs du label Tamla-Motown. Le légendaire Bob Babbitt tient ainsi la basse sur Cold Fact, tandis que le guitariste Dennis Coffey envoie des solos de guitare électrique magnifiques.

 

Vidéos :

“Hate Street Dialogue”

 
This Is Not A Song, It’s an Outburst : Or The Establishment Blues
 

 
“Like Janis”
 

 

 Vinyle :

 L’album a été réédité récemment en vinyle par Light In The Attic.

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8 Commentaires
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tofu
Invité
25 octobre 2008 6 h 11 min

Bon, après une semaine d’écoute soutenue de cet album, je finis par me sentir obligé de laisser ici un commentaire. Merci à vous deux, Rémi m’avait déjà fait le coup avec Colette Magny, maintenant voilà Eric et Rodriguez.
Je ne connaissais pas du tout et j’ai réellement le sentiment d’entendre Dylan et Donovan battus sur leurs propres terrains. Hate Street Dialogue et Jane S. Piddy sont ensorcelantes.

Henri
Invité
Henri
27 octobre 2008 3 h 36 min

Il est pas si discret que ça ce cher Sixto, il a été reprit par l’idole des jeunes filles, j’ai nommé Paolo Nutini, le Paolo a même chanté en duo avec Rodriguez au St. Andrews Hall in Ditroïte (si, si), c’est moi ou c’est un peu bizarre comme association?

sauberfan
Invité
sauberfan
6 novembre 2008 4 h 51 min

Je me joins à tofu pour la découverte de cet album. Il est vraiment excellent, même si pour ma part je préfère Only Good for Conversation. Avec The Psychedelic Sounds of the 13th Floor Elevators et le Vincebus Eruptum de Blue Cheer, mes meilleures “découvertes” (tardives je sais) de ces derniers mois.
Merci à Planetgong. 

laetitia
Invité
20 mars 2009 0 h 36 min

Visiblement il refait surface, il passe en concert au Magic Stick de Detroit (sorte de Maroquinerie de Motor City) le 9 mai. http://www.majesticdetroit.com/stick.asp

beat4less
Invité
beat4less
30 avril 2009 6 h 15 min

Il est l’affiche de ce festival (qui semble assez sympa d’ailleurs) :
http://www.thegreenmanfestival.co.uk/home

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