C’est une affluence des grands jours en ce soir de Novembre qui accueille la caravane ambulante des joyeux hippies que sont The Hairy Fairy. Car c’est officiel, ce n’est pas Devendra Banhart que nous voyons ce soir mais un véritable groupe, un collectif au répertoire huilé dans lequel chacun a son moment de libre expression. Toute la soirée, le barbu de San Francisco n’aura cesse de répéter cet état de fait et de s’affirmer en tant que la figure de proue d’un groupe folk-rock psychédélique dans la lignée des Byrds.
On aura donc vu trois groupes ce soir, le premier étant Akron Family, un quatuor folk qui gâche son talent dans un manque de sérieux préjudiciable. Frank Zappa avait posé la question “Does humour belong in music?” sans réussir à y répondre de façon convaincante. Akron Family pratiquent un humour lourdingue qui nuit à leur musique. Posons un exemple concret : le groupe arrive, s’installe et se lance dans un chœur a capella. Un ange passe… jusqu’à la cacophonie. Le groupe se lance brusquement dans un fracas sonore désordonné. Le batteur cogne de façon anarchique et vas-y que tout le monde tapote dans tous les sens en faisant des grimaces et hurlant pouet-pouet et cris d’animaux. Ils se trouvent sûrement geniaux et ont l’air de beaucoup s’amuser. En vérité, tout cela est assez rapidement lassant et ne révolutionne pas grand-chose. On est loin des Mothers Of Invention et d’autres expérimentalistes bruitistes. Le fait de faire n’importe quoi n’a rien de subversif en soi.
Après ce qui semble avoir duré une éternité le bruit de fond s’arrête et le groupe annonce son dernier morceau au grand soulagement de l’audience. Ce qui suit est grandiose. Akron Family produisent trois minutes intenses de rock garage psychédélique dans la tradition Nuggets avant de s’en aller sous les ovations. On réalise alors le gachis des trente premières minutes de leur prestation où, à force de prendre du recul sur eux-même par timidité ou pour éviter d’être prétentieux, le groupe a fait passer son art au second plan. Quand Akron Family joue, on aime. Quand ils font les imbéciles, ils ruinent leur musique. Au final, on se rappelle d’eux comme d’un groupe sympathique, mais pas sérieux, dans le mauvais sens du terme, ce qui est vraiment dommage.
Le groupe suivant, Dirty Three, n’a pas ce problème là. Warren Ellis, le violoniste barbu au regard allumé qui mène le groupe se prend visiblement très au sérieux. En fait, lors des intenses et étranges morceaux de jazz planant du trio (batterie, basse, violon, pas de chant), il méprise ouvertement le public en lui tournant le dos. L’homme inquiète lors de tirades improvisées hallucinées et agressives adressées à la salle – à la gent féminine en particulier – et par son jeu de scène déplaisant et violent (à l’image de ces coups de pieds répétés assénés à un personnage imaginaire à sa droite). Son humour aussi tombe à plat (“This song is dedicated to the statistic that seven out of ten British women prefer the Dirty Three to Robbie Williams”). On aime ce genre de personnage qui sait polariser l’attention et diviser l’assistance mais malheureusement ce grand malade produit une musique trop répétitive pour qu’on lui décerne la note maximale. Après le choc initial son attitude scénique devient prévisible et son art inintéressant. La sauce ne prend pas et on s’impatiente sérieusement pour la suite.
L’arrivée de Devendra Banhart et de son groupe est un véritable soulagement. Vêtu de son désormais habituel gilet old-style, le chanteur étonne d’abord par sa complexion étrange et cette façon de se mouvoir à la fois maniérée et élégante. La deuxième surprise est plutôt mauvaise; le début du set du groupe est incroyablement mou. Les morceaux, très ralentis et portés par des chœurs aériens, sont a la limite du soporifiques. On n’est clairement pas dans le délire d’un Dylan incitant à son groupe un “Play fuckin’ loud!” vindicatif pour rentrer dans le lard des folkeux à Newport en 1965. Les Hairy Fairy suivraient plutôt une politique de “please play soft” qui rend les versions originales acoustiques en arpèges de ces morceaux plus dynamiques que leurs vaporeuses interprétations de ce soir. Un comble. Après quatre morceau, le groupe s’arrête. Les musiciens décrochent leurs instruments, s’assoient au fond et Banhart demande au public si quelqu’un se sent d’interpréter une de ses propres compositions. Un quidam se propose, monte sur scène sans se dégonfler, joue un truc larmoyant avec une voix chevrotante visiblement stressée et se fait acclamer par le public (combien de têtes d’ampoules se sont dit : “merde, j’aurais dû y aller” ce soir?).
Cet intermède inutile passé le groupe revient sur le devant de la scène et indubitablement les choses ont changé. Doit-on remercier le type à la chemise à carreaux ou la bouteille de rouge qui a circulé entre les musiciens? En fait on s’en fiche; les Hairy Fairies jouent avec élégance le répertoire de Banhart et ne manquent pas de nous émouvoir à plusieurs reprises. L’essentiel des morceaux sont évidemment tirés du récent Cripple Crow et quand ils ne le sont pas, une relecture radicale est proposée, très souvent dans un registre byrdsien (folk-rock léger mid-tempo avec chœurs aériens en trame de fond). Le groupe sait aussi faire danser, notamment avec les rythmes latinos de “Santa Maria De Feira” et le génial “Long Haired Child” qui fait le lien entre Banhart et la scène beat de Haight Ashbury. Le fantôme du Jefferson Airplane rode…
Fidèle à son idéal communautaire Devendra Banhart se met en retrait lors de deux morceaux chantés – et composés – par les deux autres guitaristes du groupe, à savoir le soliste Noah Georgeson et le bras droit de Devendra Banhart, Andy Cabic (chanteur de Vetiver, leur autre groupe folk acoustique). On le sent désireux de se fondre au moule d’un collectif et de ne pas tirer la couverture à lui seul. Il y sera pourtant contraint lorsque le reste du groupe se retire pour le laisser seul face à son public. Visiblement mal à l’aise – au point de passer trois plombes à réaccorder sa guitare et d’engager un dialogue de sourd avec les techniciens de la sono – le chanteur semble peu désireux de se prêter a cet exercice intimiste.
Le moment est pourtant magique. La symbiose avec l’audience est complète et les pépites de Rejoicing In The Hands et Nino Rojo font mouche, en particulier la fragile “A Sight To Behold” qui émeut totalement et laisse la salle hébétée. Un silence de pur bonheur que Banhart désamorce en reprenant “Don’t Look Back In Anger”… Le groupe revient et emballe le public avec un final euphorique et électrique. Le rappel sera un grand moment de communion entre un groupe enfin dansant (sur l’ad lib de “This Beard Is For Siobhan” et le single “I Feel Just Like A Child” entre autres) et une salle conquise.
Les Hairy Fairy, après un début laborieux ont réussi leur pari : convaincre Londres qu’ils sont un vrai groupe. La variété des styles explorés – folk, rock psychédélique, musique sud américaine – et l’implication de Banhart en font un groupe sérieux (beaucoup plus que ce que Cripple Crow ne laissait supposer).
L’intéressé s’est montré fidèle à son image de chanteur perché en léger décalage avec la réalité (les quelques discussions avec le public n’avaient à vrai dire aucun sens, on avait plutôt l’impression d’entendre quelqu’un penser à voix haute) et fait preuve d’un charisme incroyable. De fait, ses efforts pour mettre ses camarades en avant sont vains tant sa présence électrique attire le regard. Ces quinze minutes où il s’est livré à l’exercice acoustique solitaire ont démontré où se situe sa véritable force et rendu vaines toutes ses tentatives de s’immiscer dans un collectif. Le soleil Banhart fait bien trop d’ombre à ses comparses pour qu’on ait envie de s’intéresser à ceux-ci. L’intention est louable et sans doute raisonnée – peur de lasser, besoin de se protéger d’un showbiz indésirable – mais demeure inefficace pour l’instant. On comprend son désir d’évoluer mais si ses morceaux en groupe sont excellents, aucun n’arrive à la cheville de ses intenses premières productions acoustiques. Banhart n’a pas encore réussi à nous rendre ses Hairy Fairies indispensables. Ils arrivent à nous emballer (surtout sur la fin), mais on ne se dit pas en sortant de l’Astoria que le groupe était excellent. L’essentiel de la discussion est centrée sur Banhart, Banhart et Banhart.
Le chanteur arrive à un moment clé de sa carrière, une période d’incertitude. La réaction du public à cette tournée sera décisive. C’est Devendra Banhart qui a gagné Londres, pas les Hairy Fairies. Arriveront-ils à trouver la formule? On suppose que ce groupe tournera a plein régime quand il jouera des morceaux écrits pour lui et non des adaptations discutables de ballades acoustiques. Il est temps pour Banhart de faire un grand pas en avant et d’équilibrer un peu mieux son show s’il veut faire des Hairy Fairy un grand groupe. Il en a les moyens.