(In The Red 2012)
Depuis quelques semaines on s’amuse (et on se désole parfois) à lire à droite et à gauche les commentaires déçus d’amateurs de garage-rock sixties s’indignant et exprimant leur déception à l’écoute du nouvel album que Ty Segall a fomenté avec son groupe.
Si on comprend cette incompréhension au vu de l’œuvre passée de celui qui fut considéré un temps comme le nouveau Jay Reatard par une presse parfois paresseuse dans ses comparaisons, il ne faut pas non plus oublier qu’au fil des albums ce dernier s’est construit un univers singulier, mouvant, souvent imprévisible. Après le garage-punk raide et lo-fi de ses débuts en solo, la musique de Segall s’est muée en un grunge psychédélique lancinant sur Melted, puis en du glam décharné sur Ty Rex, avant le garage neurasthénique de Goodbye Bread. Et lorsqu’il s’agissait d’exécuter ces morceaux sur scène, Segall emballait tout dans des effluves de fuzz et de distorsion, immortalisées sur le rugueux Live In Aisle Five. Dès lors, il paraît normal de s’attendre à l’exploration de nouveaux horizons musicaux par le wonderkid de la Bay Area, toujours enclin à intégrer des éléments inédits dans son rock’n’roll.
Slaughterhouse ne déroge pas à la règle et se révèle ainsi être l’album de Ty Segall le plus clivant, car le plus extrême dans son ouverture. Déjà, il ne s’agit pas d’un album en son nom propre mais d’un disque du Ty Segall Band, soit le groupe de scène à tendance grunge qui retourne les salles depuis trois ans, augmenté de Mikal Cronin à la basse (d’un autre point de vue on pourrait aussi considérer les choses comme une version remaniée de Charlie & The Moonhearts avec Ty Segall comme chanteur). Quoi qu’il en soit, il s’agit là peu ou prou du groupe qu’on entend sur Live In Aisle Five. Un quatuor porté sur les guitares lourdes, les sons dissonants, les ambiances étouffantes. Ty Segall avait prévenu sur le dos de pochette de sa compilation de singles sortie l’an dernier : “Listen to Blue Cheer… Space… Heavy”. Un avertissement destiné aux esthètes qui s’attendaient à ce que Segall s’assagisse avec le temps ou reste figé dans son image de petit-génie de la scène de San Francisco, en forme de “attention, vous allez en prendre plein les oreilles”.
Slaughterhouse signifie abattoir en français. De là à dire que l’album est une boucherie, il n’y a qu’un pas que nous ne franchirons pas, mais le choix de vocabulaire utilisé par le groupe témoigne qu’il n’est pas là pour faire dans la finesse. Arrêtons-nous une seconde sur la version vinyle de l’album – car c’est sous ce format qu’il faut absolument se le procurer – qui sort sur un double disque de 25cm et possède une pochette superbe au graphisme évoquant Druillet illustrant une nouvelle de Lovecraft. Le tracklisting y diffère de l’édition CD, et on peut concevoir l’album comme quatre faces de 8 à 10 minutes chacune (par ailleurs le premier tirage sur vinyle transparent a été sold out avant même que l’encre de l’annonce ait eu le temps de sécher).
“Death” est le morceau idéal pour lancer la face A, avec sa progression fluide façon décollage à la Hawkwind. Après un nuage de larsens, la basse entre en piste, vrombissant tel un moteur que l’on vient de démarrer. La batterie fait monter l’attente, avant que tout cela n’explose en un space-rock heavy de premier ordre. “Master Of The Universe” des space-freaks britanniques n’est pas loin. On retrouve ensuite sur “I Bought My Eyes” un genre d’écriture qu’on identifie un peu plus à Ty Segall avec ce titre à la pâtine garage nanti d’un solo dissonant – tout ce qu’on aime. Idem pour “Slaughterhouse” qui conclut la face et sonne comme du Segall période Lemons joué en groupe. Pas le meilleur morceau de son auteur, mais diablement efficace.
La face B s’ouvre sur “The Tongue”, qui fait partie de ces classiques instantanés que contient l’album. Un morceau à la rythmique insistante bâtie de guitares martelées en rythme et d’un refrain accompagné d’une lame de fuzz jubilatoire. Segall et sa bande s’y donnent à cœur joie dans le registre heavy gras et bas du front en fin de morceau. C’est con, mais qu’est-ce que c’est bon ! Pas le temps de respirer, le tempo reste tendu sur “Tell Me What’s Inside Your Heart” où on retrouve le Segall tendu et rock’n’roll qu’on aimait chez Epsilons. Le morceau est notable par son approche décomplexée de la guitare : d’abord punk et tranchante dans son approche rythmique, elle devient ensuite anguleuse et dissonante sur un solo à mi-morceau (aux alentours de 2’00”), avant de s’alourdir subitement pour donner une épaisseur heavy à son riff principal… qui laisse rapidement place à une respiration folk puis à un solo rock’n’roll de haute tenue. C’est virtuose sans être démonstratif, un régal. A cette furia succède “Wave Goodbye” où, sur un riff lancinant, Segall développe une atmosphère post-grunge sombre et inquiétante. Une descente d’accord envoutante suffit à créer une certaine tension, il y a du Black Sabbath dans ce morceau crépusculaire qui clôt le premier disque avec brio.
Le second disque pourrait se résumer ainsi : une face de bruit, et une face de reprises. Le bruit, c’est “Fuzz War”, titre noisy qui occupe les 10 minutes de la face C. Des cris de guitares fuzz font valser les larsens, l’ambiance est apocalyptique, pesante, mais jamais complaisante. Certes le morceau est long, mais il apporte une saine respiration après l’énergie débordante du premier acte (et sa position sur une face entière de ce double LP permet aussi aux réfractaires d’éviter de l’écouter à chaque fois). La face D de Slaughterhouse, on l’a dit plus haut, est essentiellement composée de reprises. On le sait, Segall a pour habitude de glisser des réinterprétations de classiques sixties sur chacun de ses albums ou presque. Ici il propose un “Diddy Wah Diddy” violent, hurlé, à mi-chemin entre la version Remains et celle de Captain Beefheart. “The Bag I’m In”, qu’il emprunte à l’immense Fred Neil, voit Segall reprendre la ligne de basse imaginée par The Fabs et martyriser le morceau en y ajoutant une surdose de saturation. Cette version horrifique colle parfaitement à l’ambiance de l’album. Autre morceau déjà connu exhumé ici par Segall, “Oh Mary” – qui figurait sur le premier album solo du blondinet – bénéficie aussi du traitement heavy du Ty Segall Band. Seul “Muscle Man” est véritablement inédit sur cette face de l’album, bien que son riff recycle habilement celui de “I’m Free” des Who.
A l’issue de l’écoute intégrale de cet album – chose qu’on a répétée de nombreuses fois cet été – on est une fois de plus convaincu du génie de Ty Segall. C’est le deuxième album qu’il publie cette année (après Hair, la collaboration avec White Fence), et la claque est encore énorme, n’en déplaise à certains puristes. 2012 pourrait bien être l’annus mirabilis du kid de San Francisco. Respirons un peu, la suite arrive bientôt, en octobre, avec un album solo nommé Twins.
Tracklisting :
Disque 1: “Slaughterhouse”
A1 Death *
A2 I Bought My Eyes *
A3 Slaughterhouse
B1 The Tongue *
B2 Tell Me What’s Inside Your Heart *
B3 Wave Goodbye
Disque 2 : “Muscle Man”
C Fuzz War
D1 Muscle Man
D2 The Bag I’m In *
D3 Diddy Wah
D4 Oh Mary
Vidéo :
“Tell Me What’s Inside Your Heart”
Vinyle :
Un joli double 25 cm