TY SEGALL – Emotional Mugger

Coup de maître

(Drag City 2016)

Rappel des faits : en 2014, Ty Segall se pose pour la première fois de sa carrière et consacre plusieurs mois à Manipulator. Il passe quelques semaines en studio, travaille ses morceaux plus qu’à l’accoutumée et publie un double album qu’on a parfois qualifié (un peu abusivement) de « classic-rock », varié et empli de tubes bien composés et bien enregistrés. Quelques mois plus tard, il se lance avec Charles Moothart et Chad Ubovich dans la confection de Fuzz II, un autre double album monstrueux que les trois hommes passèrent un temps fou à achever à force de perfectionnisme. Deux expériences atypiques (et douloureuse en ce qui concerne Fuzz II) dans le parcours de Segall, qui nous avait jusqu’alors habitué à sortir deux ou trois albums par an.

Ces deux disques laissèrent alors les amateurs du blondinet dans l’expectative quant à la suite de sa carrière. Manipulator en particulier, avec ses allures de synthèse quasi parfaite de tous ses précédents épisodes discographiques, semblait bel et bien clore un chapitre de la saga segallienne après lui avoir entrouvert les portes du succès populaire. Par conséquent, beaucoup se demandèrent s’il continuerait dans la veine éminemment personnelle qu’il venait de dénicher (confirmée par le bel EP Mr. Face), ou bien s’il persisterait, une énième fois, à prendre ses fans à contre-pied.

L’année 2015 apporta plusieurs débuts de réponse à ces questions : Segall monta deux nouveaux groupes de punk/hardcore (Broken Bat et GØGGS), et le plan promo d’Emotional Mugger laissait présager d’un album particulièrement allumé (il fut envoyé aux journalistes sur VHS et l’annonce de sa sortie fut faite par le biais d’un site internet sommaire, d’une hotline flippante et de quelques vidéos sur lesquelles les Muggers, le nouveau groupe de Segall, apparaissaient affublés de masques de bébés grimaçants). A en croire tous ces indices, le Californien – probablement échaudé ou lassé par ses récentes expériences – était donc d’humeur peu conciliante.

Jusqu’au-boutisme

Pourtant, malgré ces nombreux signaux, Emotional Mugger réussit à surprendre son monde. Car si tout, dernièrement, indiquait que Segall se laisserait aller à quelques fantaisies plus ou moins morbides, bien malin fut celui qui présagea du jusqu’au-boutisme qu’on entendrait sur cet album. Ainsi, les premières écoutes du disque suscitèrent chez beaucoup des réactions contrastées, voire incrédules : fini les belles mélodies, les riffs mémorables et l’ouverture vers le grand public de Manipulator. Et pour cause, Emotional Mugger fut en fait pensé et conçu comme l’exact opposé de son prédécesseur : violent, accablant, dépourvu du moindre single et pour tout dire avant-gardiste.

C’est la première chose qui frappe à l’écoute du disque : Segall s’essaie à de multiples expérimentations formelles, notamment par le biais d’un travail stupéfiant sur le mixage et la production du disque. Le Californien s’en est expliqué au cours d’une interview fort éclairante parue dans le Rock & Folk du mois de janvier dernier. Il y révèle notamment que le disque fut mixé pour être écouté au casque (« sur presque chaque morceau, le mix change entre le couplet, le refrain et le pont »), et qu’il reprit au cours de son enregistrement des techniques éprouvées en 2013 sur « Scissor People » (l’un des temps forts de son album avec White Fence) : « Nous voulions utiliser le son de différentes machines, pour créer plusieurs qualités d’enregistrement et les empiler. » De fait, les instruments surgissent à gauche puis à droite des enceintes de manière complètement impromptue (écoutez donc le disque sur un seul canal, l’expérience est étonnante !), le son est tordu, les rythmiques syncopées, le disque empli de claviers déglingués et de guitares au groove désarticulé. L’ensemble évoque vaguement Captain Beefheart ou John Carpenter – vaguement. Naturellement, pareils bidouillages rendent la découverte du disque surprenante, voire ardue.

Sardonique et glaçant

L’autre aspect étonnant de l’album, c’est la transfiguration de Segall lui-même. Alors qu’une image de gendre idéal un peu asexué lui collait aux basques, ses interprétations sont ici emphatiques, grotesques et perverses. De même, nombreux étaient ceux qui trouvaient rassurant son caractère réservé (aucun risque de le voir péter une pile comme la première rock star venue) ; le voici pourtant qui se vautre dans les excès rock’n’roll les plus usés. Sur de nombreux morceaux (« Squealer », « Emotional Mugger/Leopard Priestess », « Breakfast Eggs » et son « Candy I want, want your candy »…), il chante d’une voix étranglée, comme en rut, et donne à l’ensemble du disque son ton sardonique et glaçant. Même en live, il abandonne la guitare et assume un rôle de frontman qui lui permet de laisser libre à cours à toutes les vulgarités qui lui passent par la tête. Observer ces changements lorsqu’on suit de près la carrière de Segall depuis un moment est franchement déroutant. De toutes les surprises qu’il nous a réservées jusqu’alors, cette métamorphose est peut-être la plus grande.

On comprend pourtant bien vite qu’aucun de ces choix n’est laissé au hasard, et que chacune de ces composantes (musique, mixage, attitude, etc.) servent au fond… un « concept » (le terme poli pour ne pas écrire « discours »). C’est la grande affaire de cet album : Ty Segall n’est pas content du tout, et il le fait savoir assez distinctement. Ses œuvres précédentes le laissaient deviner et il s’était déjà exprimé sur le sujet en interview, le monde d’aujourd’hui ne lui plaît guère. Et bien qu’il rechigne encore à s’exprimer explicitement sur le sujet, ni l’album ni tout ce qui l’entoure (promo, court-métrage, concerts) ne font mystère de ses intentions critiques. « Californian Hills » est l’exemple le plus probant de cet engagement. Segall y chante sur un ton messianique : « American nightmare, guilty generation / Fingers on the post, of their parents’ alienation / From the histories, histories / Of western civilization ». Ça reste un peu cryptique, mais le message est clair.

Si « Californian Hills » est suffisamment explicite pour voir rapidement où le Californien veut en venir, le reste de l’album est pour sa part moins sentencieux et plus suggestif. Segall évite en effet la lourdeur du didactisme : si l’on comprend bien vite qu’il cherche à dire quelque chose, il le fait de manière suffisamment détournée pour ne pas faire passer la musique après le reste, et incite par là même l’auditeur à réécouter le disque, l’apprivoiser et tenter de le comprendre. A travers la galerie de personnages tous plus vicieux les uns que les autres qu’il incarne et l’ambiance un brin chaotique et glauque du disque, il se livre à un exercice cathartique et une mise en musique de ses obsessions (méfiance farouche vis-à-vis de la technologie, de la culture de l’instantanéité, des idéologies occidentales et dénonciation des névroses affectives qui en découlent) très convaincants.

Rouleau compresseur

Ces ambitions – assez élevées pour un chanteur pop – seraient toutefois dénuées du moindre intérêt si la musique accompagnant le concept en question n’en était pas à la hauteur. Il faut ainsi souligner qu’Emotional Mugger peut tout à fait s’apprécier sans rien comprendre à ce qu’il raconte (ce serait un peu dommage, mais c’est possible). Difficile pourtant de mettre en exergue un morceau de l’album, tant ils paraissent indissociables les uns des autres. A l’exception peut-être de « Candy Sam », l’album est dénué de tube. L’écriture est cependant d’une très grande sophistication, et si Segall n’avait pris pareil plaisir à torturer ses morceaux, nul doute que plusieurs d’entre eux auraient pris place aux côtés des « Caesar », « Thank God For The Sinners » ou « Feel » dans le panthéon de ses classiques pour les siècles à venir. Malgré cela, le son conçu ici est si extrême et étouffant qu’il imprègne chaque morceau, les rend difficiles d’accès et les fond au sein d’un même creuset.

Comparer sa version de « Diversion » à l’originale (une obscure pépite bubblegum des Equals, phénoménale et pas franchement surpassée ici, mais qu’importe), par exemple, permet de prendre la mesure de ce qu’il fait subir à sa propre musique : au groove élastique du premier, il en substitue un de rouleau compresseur (la présence de Dale Crover des Melvins à la batterie n’y est sûrement pas étrangère), parasite la chanson de bruitages inquiétants et clôt le titre sur un solo de guitare tranchant. La reprise remplit pourtant si bien le cahier des charges d’Emotional Mugger que nombre de commentateurs n’y ont vu que du feu et l’ont prise pour un morceau écrit par Segall lui-même ! Les mélodies, comme d’habitude, sont donc très soignées (le diptyque « Mandy Cream » / « Candy Sam »), les guitares rock ‘n’ roll à souhait et on se surprend à accompagner les riffs de la tête et du pied sur toute la longueur de l’album. Emotional Mugger est ainsi un puits sans fond d’idées brillantes (les accélérations fulgurantes sur « Californian Hills » ! les mille chansons en une de « W.U.O.T.W.S. » ! les handclaps sur « The Magazine » !), que des écoutes répétées et attentives ne parviennent à combler. C’est finalement ce qui intrigue le plus, avec un peu de recul : malgré tout ce que Segall cherche à dire, à faire et à inventer, il n’a pas perdu de vue le plus important pour un musicien : écrire de bonnes chansons !

Il est toutefois difficile de dire si le disque soutiendra l’épreuve du temps ; il est fort possible que les gamins qui le réécouteront dans 15 ans se demandent ce qui a bien pu nous passer par la tête lorsqu’on a écrit que ce disque était magistral. Pour l’heure, néanmoins, Emotional Mugger fait office de coup d’éclat extraordinairement pertinent et inventif – les discussions enflammées qu’il suscite suffisent à le prouver – et devrait inciter énormément d’artistes à redoubler de créativité. Ty Segall, avec cet album d’une violence inouïe, vient de se forger une nouvelle stature, que devrait confirmer la prometteuse tournée des Muggers : un rapide coup d’oeil au line-up du groupe (la crème du rock ‘n’ roll contemporain : deux membres de Wand, un autre du Cairo Gang, Mikal Cronin et King Tuff !) et aux vidéos live traînant sur YouTube, dévoilant un Segall grand-guignolesque et survolté, laissent présager de concerts immanquables.

 

 

Tracklisting :

  1. Squealer
  2. Californian Hills *
  3. Emotional Mugger / Leopard Priestess
  4. Breakfast Eggs *
  5. Diversion
  6. Baby Big Man (I Want A Mommy)
  7. Mandy Cream *
  8. Candy Sam *
  9. Squealer Two
  10. W.U.O.T.W.S.
  11. The Magazine

 

Vidéo :

Le teaser de l’album :

L’album en intégralité :

Un court-métrage horrifique très réussi, en complément de l’album : 

La session live à KEXP, en compagnie des Muggers :

 

 

Vinyle :

L’album est assez sobre en vinyle

Ty Segall - Emotional Mugger (vinyle)

La cassette VHS promotionnelle a beaucoup fait parler à l’annonce de l’album, comme un caprice bobo. Amusant, quand on connait un peu Segall et son amour immodéré de ce format obsolète (le gars était étudiant en cinéma, souvenez-vous…).

k7

 

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