(Editions Albin Michel 1996)
L’auteur de cet ouvrage, Philippe Manœuvre, est le rédacteur en chef de Rock&Folk, et fan ultime des Rolling Stones (ce qui vaut à n’importe quelle daube du plus célèbre des groupes londoniens un minimum de quatre étoiles dans la notation du mensuel), des Stooges (les “stoudges”, comme il dit) et de nombreux autres groupes punk-rock-garage US et British. Ancien chroniqueur à Libération, occasionnel consultant télé et radio, Manœuvre est le plus connu des “rock-critics” français… Quelles que soient les critiques (parfois justement sévères) qu’on puisse faire à son magazine, une chose est sûre: niveau rock, ce gars en connaît un rayon.
Dans Dur à cuir (pas de remarque sur le choix du titre, merci), Philippe Manœuvre a choisi vingt-deux de ses critiques, après avoir parcouru à nouveau “toutes les histoires, tous les articles, centaines de pages, millions de mots écrits entre 1976 et 1996 pour Rock&Folk, Playboy ou Libération…”
Dès l’extraordinaire introduction , on comprend que l’auteur est soit un peu mythomane (“Hier soir donc, je tombe sur cette blonde, dans un bar”), soit auto-complaisant (“Sous un gros ventilateur brassant mollement un air saturé de miasmes et d’humidité, que je tente de faire le tri au milieu des cafards”), soit un peu des deux (son surnom serait “Phil ‘Mad’ Manoeuvre”). On comprend surtout, à travers son écriture directe et efficace (un mélange de descriptions soignées, de grossièretés assumées et réjouissantes) que l’esprit rock, ça veut encore dire quelque chose, et on est rassuré.
Parmi tous les chapitres de ce recueil, quelques-uns sont absolument fabuleux: James Brown, Lou Reed, Gainsbourg, Motorhead… L’article sur AC/DC est prodigieux “Une fois qu’on a compris que l’immense majorité des jeunes (et conséquemment des fans de rock) est un troupeau de blaireaux de base qui attend de mener une vie de con, on admet le phénomène AC/DC”. L’interview de Gainsbourg est surréaliste, menée durant toute une soirée, d’abord au restaurant, puis rue de Verneuil, puis l’Elysée-Matignon, et enfin dans l’avenue des Champs-Elysées (Gainsbourg: “Moi, j’estime que dans l’histoire de la chanson contemporaine, il y a Vian, Dutronc et moi. Le reste, c’est de la merde.”) L’article consacré à Motorhead est également brillant: on suit Manoeuvre “sur la route” avec Lemmy et sa bande. L’article sur Lou Reed tient toutes ses promesses. Le “maire occulte de New York” livre une grande prestation : “Souriant, Lou Reed s’avance et procède lui-même aux présentations. Allan Jones, du Melody Maker, est salué d’un tonitruant ‘Ah! Voici le nain syphilitique!’ Arrivé à moi, il jette ‘Et ça, c’est le français, mon Dieu, comment ai-je deviné?”
Lou Reed se lance ensuite dans une série d’explications qui n’admettent aucun commentaire:
– sur la Suède : “Pas étonnant que les gens se suicident, là-bas. A chaque fois que j’allumais ma télé, je tombais sur une émission musicale.”
– sur Bowie : “Je me suis regardé dans une glace ce matin, et il avait l’air en pleine forme, Bowie.”
– sur Johnny Rotten : “Enculé de Johnny Rotten ! Qu’il se plante une épingle à nourrice dans la bite et se la fourre dans le nez”. A la fin de la soirée, Manoeuvre et Jones se retrouvent ensemble dans la chambre avec Lou Reed, ils picolent sans cesse et Lou Reed termine sa démonstration : “Je me suis toujours considéré comme génial et grand. Et je sais que j’ai toujours eu raison.”
Dur à cuir est un livre vivant (le rythme des articles est effréné) et passionnant (pour la somme d’infos livrée)… un modèle de livre rock.