THE LEMON TWIGS – Go To School

Singes savants ?

(AD4 2018)

Go to School est le deuxième album des Lemon Twigs. Il s’agit d’un double album-concept d’une heure, produit entièrement par les deux frangins (alors âgés de 18 et 20 ans) dans le sous-sol de la maison de leurs parents, qui puise son inspiration dans les musicals de Broadway et raconte l’histoire de Shane, un jeune singe adopté par deux parents dépressifs qui l’éduquent comme un vrai petit garçon. Il se rend à l’école, ressent ses premiers émois sexuels, se trouve confronté à la violence de ses petits camarades, met le feu à l’école puis trouve l’amour en lui-même pour s’ouvrir au monde. Bien bien bien…

On soupçonne aujourd’hui que les relations entre les Lemon Twigs et leur label 4AD n’étaient pas idylliques (le groupe est désormais chez le plus modeste Captured Tracks). Les deux frères se sont souvent plaint, pendant les dernières années de leur collaboration avec 4AD, d’avoir des dizaines de chansons en stock que le label ne voulait pas publier immédiatement et ils semblaient frustrés des impératifs marketing qui corsetaient leur créativité. A la décharge des responsables de 4AD, on se met trente secondes à leur place lorsqu’ils ont eu vent du modeste projet Go to School pour la première fois, on cherche une plaquette d’aspirine et on se demande si ce n’est pas ce jour-là que leurs relations ont commencé à se tendre.

Les Lemon Twigs, en 2018, étaient encore deux bambins un peu suspects, desquels on ne savait trop qu’attendre. Ils paraissaient promis à une carrière radieuse et étaient censés confirmer les attentes suscitées par leur premier album. Petits prodiges au passé d’enfants stars, biberonnés à la musique par leurs parents dès leur plus jeune âge, adeptes de maniérismes rétro mi-intrigants mi-irritants, signés sur l’un des plus gros labels indépendants du monde… Il semblait que le groupe pouvait alors emprunter trois voies différentes : celle du succès manufacturé, celle du confort pépère ou celle du pétage de plomb. Go To School est venu apporter une réponse qui laissait clairement envisager la troisième option.

A sa sortie, Go to School a été accueilli assez fraîchement. Objectivement, c’est en effet un album imparfait, voire un peu grotesque du fait de l’hypertrophie de ses intentions. L’album est trop long et un peu foutraque, et les albums concept, bon, c’est marrant mais selon l’article 19.17 du Code esthétique gonguien c’est un peu craignos (c’est comme ça). Pour autant, ce sont ces défauts qui font aussi ses qualités, et il nous semble qu’on aurait tort de ne s’en tenir qu’à ce jugement de surface, au risque de passer à côté de ses aspects les plus attachants.

Il y a d’abord cet écart manifeste entre la bouffonnerie de l’histoire et l’ampleur des ambitions artistiques, la sophistication de la musique proposée, le prestige des invités (leurs idoles Todd Rundgren sur deux morceaux et le batteur de Big Star, Jody Stephens). Cette insolence affichée peut légitimement agacer et donner l’impression qu’on a là affaire à une mauvaise blague d’enfants gâtés. On sait pourtant que le récit de Shane, le petit singe surdoué mais malheureux qui peine à trouver sa place dans un monde hostile, est une mise en abyme du groupe lui-même et reflète l’état des esprits des deux frères au moment de la conception du disque.

En effet, Michael, le cadet au tempérament quelque peu erratique, partageait alors sa vie entre son activité de musicien et le lycée qu’il fréquentait encore. Cela a directement inspiré la trame narrative de l’album et plusieurs de ses chansons (“Lonely”, notamment, écrite lorsqu’il avait 15 ans et voyait ses petits camarades sortir sans l’inviter aux soirées). On imagine en outre que les attentes qui pesaient sur le groupe ou les reproches qui leur ont été immédiatement faits de s’adonner à une forme de fétichisme passéiste ont pu susciter leur petit lot d’angoisses existentielles. La dimension semi-autobiographique du récit est renforcée par la présence de leur mère au chant lead sur “Rock Dreams” (performance formidable de théâtralité dans le rôle de… la mère de Shane, le père étant joué par Todd Rundgren !) et de leur père sur “Go to School”. Aussi, on ne peut s’empêcher de voir dans cette histoire de singe ado qui craque quelque chose de fondamentalement touchant.

Il est par ailleurs difficile de ne pas être à nouveau impressionné par le savoir-faire des deux frères, surréaliste pour des gens de leur âge. Le choix du format concept album / comédie musicale implique tout d’abord d’accorder récit, textes et musique de façon à donner une cohérence à l’ensemble qui est loin d’être évidente. La variété des styles abordés, leur maîtrise des codes des genres musicaux qu’ils mobilisent à des fins narratives et stylistiques, leur savoir-faire instrumental et leur science des arrangements (les parties symphoniques, par exemple, sont entièrement rédigées par l’aîné Brian) sont phénoménales, et témoignent déjà de progrès importants par rapport à leur premier album qui, pourtant, épatait déjà sur ces différents aspects.

Les styles respectifs des deux musiciens sont déjà bien établis et particulièrement distincts : à Brian les chansons les plus mélodiques et lyriques, magnifiquement arrangées (la triplette “The Lesson”, “Small Victories”, “Wonderin’ Ways”, belle comme du Harry Nilsson) ; à Michael les chansons les plus rock ‘n’ roll et grand-guignolesques, qui explosent dans des feux d’artifice de riffs de breaks de batterie (“Queen of My School”, meilleure chanson de Big Star du XXième siècle, “This Is My Tree”). Ce dernier s’illustre également par ses interprétations, bourrées de poses affectées aussi grandiloquentes qu’imprévisibles (“Never in My Arms, Always in My Heart”, “Never Know”, “The Fire”). Ces deux faces de la même pièce (la minutie maniaque et délicate de Brian, les ruées bouffonnes de Michael) contribuent à donner à l’album une identité inimitable, propre à la complicité des deux frères.

Enfin, on a rarement vu relever les talents de paroliers des deux jeunes hommes, souvent éclipsés par leurs compétences de musiciens. C’est pourtant l’une des grandes qualités de leurs disques, qui les démarque aussi de leurs contemporains. Michael est le moins abstrait des deux : ses chansons donnent à entendre une sensibilité à fleur de peau impossible à contenir et sont remarquables de sincérité. Brian est quant à lui capable de transmettre des émotions pleines de nuance par des images poétiques et des structures élaborées qui lui permettent de raconter de belles histoires, en apparence dénuées d’effort (“Small Victories”, “Home of a Heart”, “If You Give Enough”). C’est lui qui parvient le mieux, ici, à narrer l’histoire de Shane sans effacer ses chansons derrière elle. Ce foisonnement, tant musical que “verbal”, fait parfois obstacle à la limpidité de l’ensemble (tendance qu’ils corrigeront sur leurs futurs albums), mais il s’en dégage une sensation d’exaltation qui rend l’écoute constamment ludique quand elle n’épuise pas.

Les critiques de l’époque se sont toutefois avérées sceptiques : avait-on déjà affaire aux caprices de deux enfants-rois ? Était-il vraiment convenable de nous asséner un double concept-album indigeste à 20 piges ? (Rappelons que l’âge légal pour sortir un double-album concept indigeste a été fixé à 42 ans par le Comité gonguien relatif aux choses acceptables ou inacceptables, car seule la crise de la quarantaine peut justifier ce type d’écart.) L’album semble d’ailleurs avoir moins bien marché commercialement que le précédent. Le groupe semble lui aussi, aujourd’hui, partager ce scepticisme : il ne joue plus ces morceaux lors de ses tournées et, dans de récentes interviews, les deux frères ont exprimé des regrets quant à certains choix artistiques faits en début de carrière. Go to School semble ainsi relégué au rang d’œuvre de jeunesse pas bien sérieuse qui n’a pas vocation à rester ancrée dans les mémoires. On comprend ces réactions, empreintes de sagesse et de bon sens.

Nous pensons néanmoins que sagesse, bon sens et musique font rarement bon ménage. C’est pourquoi nous revenons à cet album régulièrement, avec un plaisir et une affection qui ne font que croître au fil des écoutes. On apprécie ce mélange d’insouciance et d’angoisse, de sarcasme et de candeur, d’autodérision et de sincérité, d’ambition démesurée et d’auto-sabotage manifeste. C’est avec cet album, bourré de contradictions mais aussi de moments de grâce, qu’on a eu la confirmation que la carrière de ces deux petites têtes à claques nous réservait encore son lot de bonne surprises. La confirmation qu’on n’aurait pas affaire à de simples singes savants. La suite de leurs aventures nous a donné raison.

 

Tracklisting

  1. Never in My Arms, Always in my Heart*
  2. The Student Becomes the Teacher
  3. Rock Dreams
  4. The Lesson*
  5. Small Victories*
  6. Wonderin’ Ways*
  7. The Bully
  8. Lonely
  9. Queen of My School*
  10. Never Know
  11. Born Wrong/Heart Song*
  12. The Fire
  13. Home of a Heart (The Woods)
  14. This is My Tree
  15. If You Give Enough*
  16. Go to School

Vidéos

“Never in My Arms, Always in My Heart”

Les Lemon Twigs parlent du disque chanson par chanson avec le NME :

Vinyle

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

novembre 2025
L M M J V S D
 12
3456789
10111213141516
17181920212223
24252627282930

Archives