Film de Bernie Bonvoisin (1997)
Le film de Bernie Bonvoisin, ancien chanteur du groupe Trust, sorti en salles en 1997, se déroule à la fin des années soixante dans une banlieue rouennaise où s’est plus ou moins définitivement sédentarisé le clan Jacob, une famille de forains haute en couleur et pour le moins portée sur le crachat. En attendant des jours meilleurs et peut-être d’à nouveau tailler la route, les Jacob vivotent de combines foireuses et de débrouille à la petite semaine, donnant vaguement dans la fonderie et refusant superbement de se dégotter des boulots réguliers comme tous ces peigne-culs qui vont gratter pour des clous. Chez les Jacob, on ne bouffe pas de ce pain-là, on tient à sa liberté et on méprise tous les systèmes, mis à part le système D. Et les pécores qui se permettent de baver sur les voleurs de poules, on leur fait passer le goût de la critique facile à grands coups de mornifles.
Jo, le patriarche (Victor Lanoux, le grand oublié des Oscars cette année-là), passe ses journées le derche posé sur le canapé à siroter des jaunes en rafale tout en insultant De Gaulle, un communiste qui ferait mieux de carmer les allocs au lieu de venir faire le beau à la téloche. Ses deux fistons René (Patrick Bouchitey) et Jésus (Thierry Frémont) fréquentent avec assiduité le rade improbable tenu par le non moins improbable Elvis, un gros plein de soupe aux cheveux trempés dans l’huile à frite qui donne du « Tu te prends pour un Américain ? » aux clients assez téméraires pour commander un whisky. Les deux frangins zonent comme des chefs à bord d’une carlingue d’époque en écoutant Jerry Lee Lewis et en se foutant allègrement de la tronche des flics, et notamment des deux « félins » que sont Caldet et Morizot, les Starsky et Hutch du pauvre.
Le troisième rejeton est l’intello de la famille, qui porte des cravates et étudie à la Sorbonne à Paname, où ça commence à tourner au vilain. Jeannot va au collège, ce qui lui permet de se faire sa propre idée de Molière, un bouffon qui fait semblant d’être malade alors qu’il a que tchi. Et puis il y a Marie (Nadia Farès), beauté farouche par qui les problèmes arrivent, qui va attirer la convoitise d’un membre d’un clan italien rival (“les princes de la truelle”), et accessoirement présenter Jésus à sa collègue Mathilde, chaperonnée par son roquet de frère Gérard (Elie Semoun)…
L’histoire, à vrai dire (on vous ment jamais sur Planetgong), n’importe pas des masses. Il s’agit plutôt de dépeindre un monde révolu, cradingue mais excitant et savoureusement marginal, de faire revivre les grandes heures des terrains vagues et des palissades vermoulues, des rouflaquettes et des bottines à talons, des grosses cylindrées américaines qui pompaient vingt litres aux cent, des baloches de quartier qui viraient immanquablement à la baston générale. Le film déborde de cet attachement à la zone, sale, déglinguée et sacrément vulgaire, une zone qui sent la Gitane et le Ricard, peuplée d’alcoolos et de paumés échoués au comptoir, mais pleine de vie, de gouaille et de bonnes grosses tranches de rigolades à peu de frais. Méchamment rock n’ roll, Les démons de Jésus évoque l’univers du Renaud des débuts, où règnent les blousons de cuir, les santiags et les marlous qui se reluquent la banane dans le rétroviseur et s’inventent un coin d’Amérique dans leur quotidien grisâtre.
Réjouissants, les dialogues renouent avec la grande tradition de la tirade à la Audiard et de la surenchère langagière. Les répliques d’anthologie fusent dans tous les sens dans un film où l’on manie l’argot et le vocabulaire imagé aussi habilement que le canif et la clef à molette, certaines scènes tournant carrément à la joute verbale. C’est l’occasion de ressortir la fameuse Méthode à Mimile d’Alphonse Boudard de la bibliothèque et de s’offrir une petite séance de révision. Porté par des personnages aussi truculents qu’irrésistibles, comme Levrette (Marie Trintignant), réduite à l’état de sac à vin sur roues après une chute fatale baptisée “levrette de la mort”, Les démons de Jésus fleure bon la nostalgie pour l’époque des darons et ressuscite un cinéma à l’ancienne et au panache que l’on croyait mort et enterré, quelque part entre Elle boit pas, elle fume pas, elle drague pas mais elle cause et Fantasia chez les ploucs (il suffirait de rajouter Annie Girardot et quelques litres de jus de tannage). Comme quoi il existe au moins un bon film avec Martin Lamotte.
Extraits :