(Castle 2006)
« La seule différence entre un fou et moi, c’est que moi, je ne suis pas fou. » Salvador Dali.
Génial, impulsif, paranoïaque, homosexuel, dépressif, délirant, refoulé, assassin, suicidaire… Depuis sa mort, il y a plus de quarante ans[1], la liste de qualificatifs utilisés pour décrire la vie, la personnalité et l’œuvre de Joe Meek s’allonge sans cesse. Ce personnage controversé dont la vie est l’objet d’un film[2] (Telstar – The Joe Meek Story, sorti en juin 2009 en Grande-Bretagne) est l’un des plus grands producteurs britanniques de l’histoire. Au tournant des années 1950-1960, il enregistre des disques expérimentaux avec des groupes divers, en truffant les morceaux de bidouillages électroniques, et en inventant des techniques d’enregistrement artisanales. Dans son studio, et sans toujours écouter l’avis des artistes avec lesquels il travaille (ce qui lui a valu de nombreux problèmes), Joe Meek compresse les sons, utilise la réverbération, les échos et repousse les possibilités du studio.
En 1959, il enregistre un disque intitulé I Hear a New World[3], et qui aurait dû sortir l’année suivante sur le label qu’il avait créé, Triumph. L’album (sous sa forme originale) ne connut pas de sortie effective avant 1991 et une réédition en CD par RPM Records. Au début des années soixante, Joe Meek enregistre des groupes indépendants venus de toute la grande Bretagne – The Buzz ont ainsi fait le voyage d’Edimbourg jusqu’à Londres pour enregistrer un quarante-cinq tours dans les studios que Meek avait lui-même aménagés. Incapable de jouer de quelque instrument que ce soit, n’ayant jamais appris à lire la musique, il n’en demeure pas moins un producteur de génie, à l’intuition musicale merveilleuse. Cette compilation se consacre à la dernière partie de la carrière de Joe Meek, la partie durant laquelle la dépression dont il souffrait se faisait de plus en plus douloureuse. Ce disque prodigieux, qui montre une période précise de la production de Joe Meek, n’est pourtant pas la seule qui mérite d’être approfondie – ses enregistrements du début de la décennie, comme « Night of the Vampire » des Moontrekkers attestent d’un talent hors du commun.
A l’écoute de ce disque, compilant trente pistes enregistrées par la fine fleur des groupes d’Outre-Manche les plus obscurs des années soixante (même si certaines de ces pistes se trouvent sur certaines des innombrables compilations freakbeat déjà existantes), l’auditeur est frappé par plusieurs éléments, dont deux au minimum méritent d’être signalés. Le premier concerne évidemment la cohérence de son qui existe d’un morceau à un autre, et le second est bien sûr le niveau extraordinaire des chansons rassemblées ici. Pendant près d’une heure vingt, les pistes s’enchaînent dans un tourbillon freakbeat : tout ce qui peut plaire au fan de rock anglais des années soixante se trouve ici…
Guitares saturées (« You’re holding me down », de The Buzz), boucles de guitares à la limite de la rupture, basse bondissante (« City Lights », des Birds of Prey), voix criardes (« Love Gone Again », des Birds of Prey – encore) ou chœurs soignés, orgues à l’envi, frappe de batterie simplissime ou plus recherchée (The Impac, The Riot Squad), influence plus ou moins évidentes du Rhythm’n’Blues (« Come on Baby » de Jason Eddie & The Centremen la reprise de « Bring It Jerome » faite par David John & The Mood, celle de « Leave my kitten alone » de The Syndicats). En plus du plaisir anecdotique de découvrir des noms de groupes toujours plus improbables qui feront de vous un névropathe sans espoir de guérison auprès de vos amis, le disque procure une foule de pistes salvatrices… De véritables pépites, qui auraient dû devenir des classiques, tant leur impact reste fort : « Baby I go for you », le morceau génial de The Blue Rondos, ou l’extraordinaire « Crawdaddy Simone » au final délirant, de The Syndicats.
Le disque laisse aussi entrevoir l’incroyable savoir-faire de Joe Meek en ce qui concerne le travail sur le son : de nombreux ici sont loin d’être des merveilles d’originalité au niveau de la mélodie : la plupart des groupes livrent leur récital en terrain connu, et ne s’envolent que par un choix d’arrangements surprenant. Certaines pistes sont en revanche délirantes d’un bout à l’autre : « Big Fat Spider », de Heinz & The Wild Boys ou le plagiat flagrant de Dylan, « What’s news pussycat » enregistré par The Cryin’ Shames de Liverpool. Cette compilation rend justice au génial producteur qu’était Joe Meek, et offre un regard nouveau sur la scène freakbeat britannique, en lui apportant cohérence et profondeur. Pour la rubrique sordide des faits divers, on regardera ailleurs : ces pistes sont la preuve indéniable du génie de Joe Meek.
Liste des chansons :
- You’re Holding Me Down – (The Buzz) *
- Come On Back – (Paul & Ritchie & The Cryin’ Shames)
- Baby I Go For You – (The Blue Rondos) *
- Crawdaddy Simone – (The Syndicats) *
- She Comforts My Sorrow – (The Bystanders)
- Love Gone Again – (previously unreleased, The Birds Of Prey) *
- Little Baby – (The Blue Rondos) *
- I Love To See You Strut – (David John & The Mood)
- What’cha Gonna Do Baby – (Jason Eddie & The Centremen)
- It Ain’t Right – (The Saxons) *
- Let Me In – (The Cryin’ Shames)
- I Take It That We’re Through – (The Riot Squad)
- Diggin’ For Gold – (David John & The Mood)
- Summer Without Sun – (Charles Kingsley Creation)
- Walking On Ice – (The Riot Squad)
- Big Fat Spider – (Heinz & The Wild Boys) *
- Come On Baby – (Jason Eddie & The Centremen) *
- What’s News, Pussycat – (The Cryin’ Shames) *
- What Can I Do – (The Blue Rondos) *
- City Lights – (The Birds Of Prey) *
- No More You And Me – (Tornados ’66) *
- Too Far Out – (The Impac)
- Shake With Me – (The Puppets) *
- Leave My Kitten Alone – (The Syndicats)
- Bluebirds Over The Mountain – (Shade Joey & The Night Owls)
- Bring It To Jerome – (David John & The Mood) *
- I Gotta Buzz – (The Buzz)
- I Don’t Love Her No More – (The Hotrods)
- I’m Not A Bad Guy – (Heinz & The Wild Boys) *
- Singing The Blues – (Jason Eddie & The Centremen) *
Vidéos :
The Cryin Shames – What’s New Pussycat
[1] Après avoir tué sa propriétaire, Joe Meek se suicida le 3 février 1967, soit huit ans jour pour jour après la mort de Buddy Holly, avec qui il prétendait communiquer.
[2] Un film documentaire, A life in the death of Joe Meek, était déjà sorti en 2006. Depuis 2001, trois livres (au minimum) ont déjà été consacrés au producteur britannique.
[3] L’écoute de la chanson-titre, « I hear a new world » (facile à trouver sur le Net), est vivement recommandée.