(EMI 1968)
Dans l’histoire du rock’n’roll du vingtième siècle, certaines vieilles barbes révisionnistes tentant de faire croire que les Beatles ont tout inventé, se complaisent à parler de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band comme étant le premier album-concept de l’histoire de la pop-music. Que ceci importe ou non (combien d’horreurs ont été commises au nom d’un album concept bancal et bien souvent prétentieux?), c’est faux.
L’album des Beatles, aussi révolutionnaire soit-il, fut la première tentative d’album cohérent (avec reprise de thème en fin d’album). Il fallut néanmoins attendre Nirvana et The Story Of Simon Simopath pour entendre un album pop narrant une histoire complète (tout cela se passe en 1967). En cette époque de compétitivité féroce, les Pretty Things furent les premiers à contre-attaquer. Avec un opéra.
Lorsque le groupe s’attaque à cet ambitieux SF Sorrow, il pâtit d’une réputation négative (incontrôlables, violents) et sort d’une séparation houleuse avec le label Fontana qui a dénaturé l’album Emotions à son insu, le décorant de violons et divers instruments à la mode pour capter l’air du temps. Désireux de reprendre sa destinée en mains, le groupe signe alors chez EMI – le label de référence à l’époque – avec de grandes idées.
Un premier single sort en Novembre 1967. “Defecting Grey”, 6 minutes de démence psychédélique dérangeante, oscillant entre valse au sitar, bandes inversées et guitare punk distordue. Un suicide commercial aujourd’hui considéré comme un des plus grands singles des années soixante.
Les têtes pensantes d’EMI bronchent à peine, râlant un peu à propos de la durée de la pièce, et encouragent le groupe à se lancer dans leur projet alors intitulé “rock opéra”, basé sur une nouvelle écrite par le chanteur Phil May. Preuve de leur intérêt pour le projet, ils confient le groupe aux mains de Norman Smith, tout frais producteur du premier Pink Floyd et envoie tout ce beau monde à Abbey Road. Le processus de création de l’album durera un an, période durant laquelle le groupe change de batteur au profit de Twink (ex-batteur de Tomorrow et futur Pink Fairies) et, fauché, emprunte des instruments aux Beatles quand ils ont le dos tourné (on entend plus le sitar de George Harrison sur SF Sorrow que sur n’importe quel album des Fab Four). Cette plage de temps leur laisse aussi la liberté d’expérimenter grâce aux possibilités offertes par le mythique studio.
SF Sorrow narre la vie et la mort d’un personnage nommé Sebastian F. Sorrow, chaque morceau comptant une étape de la vie du personnage. “SF Sorrow Is Born” ouvre – évidemment – l’album, guidé par une guitare acoustique et une basse bondissante. Ce folk psychédélique laisse ensuite sa place à “Bracelets Of Fingers”, valse étrange menée par un sitar hypnotique qui occulte les paroles obscènes (“Tumbling through leaves as I scatter the seeds on an eiderdown“, une au ode plaisir solitaire – cf le titre). Sorrow adulte part à l’armée (“Private Sorrow”), la musique, toujours menée par cette guitare acoustique, tourne militaire avec un tambour évocateur et des flûtes de circonstance.
L’arrivée à New York coïncide avec la mort de sa compagne dans un accident de zeppelin dans “Balloon Burning”, mantra sombre aux guitares agressives, et l’enterrement qui s’ensuit : “Death”. Ce morceau au tempo lent frappe par la puissance émotionnelle qu’il dégage. Le jeu de batterie funèbre, la basse plombante et le sitar larmoyant créent une ambiance de mort irrespirable. Désespéré, Sorrow croise un personnage louche (dans l’extraordinaire “Baron Saturday”) qui lui propose un voyage vers le puits de la destinée (“The Well Of Destiny”). Une succession de morceaux plus dérangés les uns que les autres décrivent cette aventure intérieure : le folk planant de “The Journey”, le rock distordu d’ “I See You”, jusqu’à la ballade pop “Trust”.
Arrivé “Old Man Going”, le personnage principal est proche de la mort, et les Pretty Things envoient un des morceaux les plus rock’n’roll de l’album, un space-rock stoner précurseur de Hawkwind et des Pink Fairies. Ecrasant. L’album se clôt sur “Loneliest Person”, ballade acoustique parfaite qui met en avant la qualité d’écriture du groupe londonien et qui fait de SF Sorrow le pendant masculin d’Eleanor Rigby, autre personnage solitaire.
Pourquoi tel chef d’œuvre est-il aujourd’hui méconnu? Il était dit que les Pretty Things seraient marqués par la poisse. Si l’album sort fin 1968 en Angleterre, impressionnant au passage Pete Townshend des Who au point de lui inspirer son propre opéra rock, le label américain du groupe fait traîner les choses, décontenancé par le son malsain de ces anglais de triste renommée. SF Sorrow ne voit le jour que près d’un an après aux USA, quelques mois après Tommy. Les Pretty Things se voient taxés de suiveurs et sont descendus par la critique. le guitariste Dick Taylor quitte alors le groupe. Fin de l’acte un.
Les Pretty Things seront à jamais un groupe culte, une bonne adresse qu’on se file entre potes, un fantôme du passé. SF Sorrow est leur chef d’œuvre.
Tracklisting :
01 S.F. Sorrow Is Born *
02 Bracelet Of Fingers *
03 She Says Good Morning
04 Private Sorrow
05 Balloon Burning *
06 Death
07 Baron Saturday *
08 The Journey *
09 I See You
10 Well Of Destiny
11 Trust
12 Old Man Going
13 Loneliest Person *
Vidéo :
“SF Sorrow Is Born”
Vinyle :