(Folkways ; enregistrements de 1944 publiés en 1962)
Au début du printemps 1944, Woody Guthrie reçoit de Moses Asch (qui deviendra quelques années plus tard le fondateur de Folkways, un label appelé à devenir mythique) la permission d’enregistrer autant de chansons qu’il le souhaite. Woody Guthrie ne va pas se faire prier, et enregistre en quelques sessions plusieurs dizaines de chansons, dont seul un petit nombre sera publié au cours des décennies suivantes… En 1962, Moses Asch décide de faire une première compilation de quelques-unes de ces chansons et de les publier sous le titre Woody Guthrie sings folk songs. Deux ans plus tard, une nouvelle sélection de ces sessions d’enregistrements fut publiée, sous le titre – certes opportun, mais peu original – de Woody Guthrie Sings folk songs, volume 2. Il faudra attendre les années 1990 pour que ces enregistrements soient regroupés de façon satisfaisante (dans la série de CD The Asch Recordings).
Pourquoi, dans ces conditions, parler d’un tel disque, s’il ne s’agit que d’une compilation hétéroclite, partielle et dont la réalisation est discutable ? Merci de me poser la question ; j’ai tout un sac de réponses. Au moment de la sortie de ce disque, Woody Guthrie est depuis longtemps retiré de la scène : c’est un homme gravement malade, hospitalisé depuis plusieurs années. Il est surtout la figure de référence pour tout le folk (plus ou moins) intellectuel new-yorkais, et Bob Dylan n’était alors que l’un des plus doués de ses successeurs. Joan Baez, Tom Paxton, Phil Ochs, Mimi & Richard Farińa lui doivent à peu près tout ; à l’époque, et hormis peut-être Pete Seeger, personne ne peut revendiquer une influence comparable. Woody Guthrie est sans contestation possible la figure tutélaire pour toute cette scène qui a enregistré une quantité incroyable d’albums prodigieux, et à laquelle on peut rattacher – de façon plus éloignée – les œuvres d’artistes tels que John Sebastian (chanteur du Lovin’ Spoonful) et Fred Neil.
Présentant quatorze chansons, ce disque d’une qualité exceptionnelle est la parfaite introduction pour découvrir l’œuvre de Guthrie. La participation – il est vrai minimale – de Leadbelly sur ce disque (sur « We Shall Be free », une de ses plus célèbres chansons) permet à Guthrie de faire le lien entre lesmusiques de noirs de blancs, et d’unifier ainsi les différentes traditions musicales nord-américaines, ce que confirment les deux instrumentaux, « Nine Hundred Miles » et son jeu de fiddle et « Guitar Blues ». Le disque présente de la même façon la chanson « Boll Weevil », une de ces pistes qui passait d’un artiste à un autre et dont l’origine est toujours discutée, et symbolique d’une partie importante du folklore musical nord-américain.
Le disque débute fort judicieusement par « Hard travelin’ », chanson typique de Guthrie et de son personnage d’éternel vagabond, puis se poursuit par « What did the deep sea say? », une ballade d’une beauté à pleurer qui conte l’histoire d’une femme qui pleure son mari disparu en mer. Les chœurs sont assurés par Cisco Houston, présent sur la quasi-totalité des chansons ; en réalité, il serait juste de considérer ce disque comme le fruit de la collaboration entre Guthrie et Houston, et non comme la seule production de Guthrie. Outre « What did the deep sea say? » (composée par Houston), les chansons « John Henry », « Jackhammer Blues » et « Brown Eyes » doivent en effet énormément à la voix de Cisco Houston, plus assurée et harmonieuse que celle de Woody Guthrie. La version du morceau « House of the Risin’ Sun » est celle à partir de laquelle vont être évalués de nombreux artistes folk, avant que le Rhythm’n’Blues britannique, avec les Animals, ne lui donne un souffle nouveau. Pour ce qui est des chansons moins connues de ce disque, « Dirty overhalls », « Oregon Trail », « Brown Eyes » et « Will you miss me when I’m gone? » suffisent largement à démontrer le talent unique de Woody Guthrie, et d’expliquer son extraordinaire importance historique.
Liste des chansons :
- Hard Travelin’ *
- What Did The Deep Sea Say?*
- House Of The Rising Sun *
- Nine Hundred Miles
- John Henry
- Oregon Trail *
- We Shall Be Free
- Dirty Overhalls *
- Jack Hammer Blues
- Springfield Mountain
- Brown Eyes *
- Boll Weevil Blues *
- Guitar Blues
- Will You Miss Me ? *
Vidéos :
“Will You Miss Me ?”
Vinyle :
Ce disque a été publié en France sous une pochette différente (la couverture est une photographie de Cartier-Bresson) par « Le Chant du monde », un éditeur dont le nom est à lui seul une référence littéraire et un programme politique. Cette édition est une pure merveille : à l’intérieur, les chansons sont présentées, et leurs paroles sont reproduites et accompagnées de leur traduction française. Au dos de la pochette, des notes au lyrisme (assumé ?) présentent la vie et l’œuvre de Woody Guthrie, et tente des comparaisons osées entre les Etats-Unis et la France : « En 1941, l’administration des Grands travaux [l’]engage comme chansonnier-poète officiel des Barrages de Bonneville et de Coulee sur le Columbia, destinés, en même temps qu’à l’électrifier, à fertiliser l’aride terre des Joad. On rêve, en France, d’un Brassens payé par nos pouvoirs publics pour chanter la mise en eaux de canaux d’irrigation quelque part en Haute-Ardèche ou en Haute Provence. »