Qu’est-ce qui fait la réussite d’un festival?
Sans doute, une certaine inadéquation imprévisible entre une affiche, un lieu et un public, en accord avec le vieux précepte surréaliste de la rencontre d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection. A ce titre, d’ici à ce que Vladivostok organise les prochaines rencontres internationales de la surf music ou que la grande fiesta du black metal se tienne à Ibiza, le Folk-Blues festival de Binic, fruit de l’association La Nef D Fous, mériterait à bon droit de trôner parmi les plus grands. A ces termes, certes, « folk-blues », « festival gratuit », « sur les quais », certes tout le monde grince et grimace, dans l’idée de soirées à la France-Culture fécondes en musicologues pathologiques à lunettes cerclées ou encore de bœufs-happening entre sosies de Francis Cabrel et simili-Paul Personne. Alors?
De fait, on ne revient pas de ces trois jours de déambulation sans la persistante impression que le colis était piégé. En toute sincérité, cette enseigne « folk-blues gratuit », qu’était-ce d’autre qu’un plan subtil destiné à rassurer les subventions et appâter le chaland inconscient ? Car ce à quoi on a assisté sur les quais de Binic, aimable et microscopique port de plaisance des Côtes-d’Armor, à l’ombre du clocher de Notre-Dame-de-Bon-Secours, c’est à un véritable carnage punkoïde, sordide et dépenaillé.
Autant dire qu’il est des confrontations qui ne manquent pas d’un exquis piquant ; celle des foules aoûtiennes baguenaudantes de familles en short guidées par leurs caniches luisants, avec ces guitaristes échevelés du plus profond de l’Amérique, avouons-nous, nous a émus. Sans parler des mélanges incongrus dans le public – midinettes à paillettes, branleurs du coin et vacanciers replets d’un côté, de l’autre le carré des spécialistes en rouflaquettes (rockab’ gominés, psychos tatoués ou sixtiseux tatillons, hantant le quartier général du Chaland Qui Passe) –, mélanges qui prenaient des allures de chocs des civilisations. Mentionnons parmi mille exemples les deux mariages du week-end, rythmés par les balances des Black Diamonds Heavies ou Henry’s Funeral Shoes ; les demoiselles d’honneur auront apprécié.
On aura donc très authentiquement vu des septuagénaires twister sur du beat anglais, et des couples de retraités siroter stoïquement leur glace italienne face à ces mêmes Black Diamond H. qui, beuglant à s’en damner “Baby take a ride with meeee” menaient des rombières peinturlurées à ébullition. Le garage à la portée du grand public, le monde adorant le vrai et seul rock’n roll : un rêve a pris forme.
Saluons aussi l’ingénieuse organisation : sur les deux scènes disposées d’un bout à l’autre de la rue, les artistes ont alterné, revenant chaque jour dans un ordre différent, ce qui permettait à tout un chacun, en vaquant gaiement, de se composer son petit programme … et de réécouter à loisir, trois ou quatre fois Becky Lee, par exemple.
Entre deux sauts sur la coquette plage semée de naïades en maillots rétro à pois, et une contemplation du couchant au bout de la jetée romantique, il était loisible de trépider, galette de sarrasin en main, gobelet de Coreff dans l’autre, sur pas mal de rythmes d’une lourdeur infernale. Comme celui, cryptique, des Magnetix bien déchaînés, qui dans l’esprit toujours aussi fun de leur univers de super-héros, ont déployé une belle panoplie de sauts de cabri et gonflement de joues. A noter, l’excellent son, constant au long de ces soirées (qualité trop rare en ces manifestations de plein air pour ne pas être soulignée), a valorisé leurs empilements outranciers de couches de fuzz, sur « Mort clinique » ou « Drogue électrique ». Ou encore, on pense au psyché-blues motörheadien de Henry’s Funeral Shoes. L’énergie assez phénoménale du freluquet à mèche officiant comme batteur n’a pas manqué de surprendre, et le chanteur-guitariste, non content de maçonner plein pot des tombereaux fuligineux de vibrations spatiales au bottleneck, est un parfait sosie chapeauté du Monty Python Michaël Palin, ce qui lui assure toute notre sympathie. Autre groupe relativement extérieur au blues, Hipbone Slim alias Sir Bald Diddley, militant classieux du rockabilly, a déployé une large palette de styles : de Bo Diddley à un beat nerveux à la Sorrows, en passant par un rock’n roll très anglais dans la veine de Johnny Kidd, tendu et parfois même menaçant. Si l’on pouvait, à la rigueur, déplorer un relatif manque de rugosité virant à l’occasion au pastiche consensuel (le final en forme de kermesse, presque embarrassant), maître Hipbone Slim, sémillant pince-sans-rire au français délicieux, peu avare en roulades, a gardé la classe tout en se rendant accessible à un public pour le moins hétérogène : œuvre noble de vulgarisation.
Le même sentiment ambivalent, partagé entre admiration sincère pour le brio instrumental, et vague réticence envers la propreté du son, a été suscité par les Rag Mama Rag. Duo aux allures de vieux couple pastoral impassible et avenant, ils ont interprété des standards du blues rural profond, avec virtuosité, impeccable conviction et goût irréprochable. Ne manquaient, dans leur étonnante série d’instruments, ni planche à laver ni rythmique à coup de cuillers. Ne chipotons pas, nul dans l’assistance n’a boudé son plaisir face au plus beau des blues.
La caution folk, elle, a été endossée par Jamie Hutchings… si tant est qu’on puisse qualifier ainsi ce vaporeux brouet acoustique. Amusant dépaysement, anomalie en forme de parenthèse anodine au milieu d’une tornade de sauvagerie crasse, un anticyclone estampillé RTL2 a donné l’impression de passer sur les quais. Soyons clairs : nous autres, dégénérés garage-punkers, ne sommes pas tout à fait des brutes avinées et sans cœur. Il nous arrive d’éprouver des sentiments entre deux riffs de fuzz, et nous ne crachons pas d’avance sur toute tentative de délicatesse. Mais quand un monsieur prétend œuvrer dans la mélancolie raffinée, l’on en droit d’attendre des chansons. Or, des chansons, ici, nous n’en avons point ouï.
Foin de notre mauvaise foi et non moins mauvaise langue : en somme, le Binic folk-blues festival n’a pas totalement usurpé son nom. Néanmoins, sa véritable unité était plutôt à chercher du côté du dépouillement. A l’exception d’Hipbone Slim, ne se bousculaient en effet que duos et one-man-bands. Et ce sont ces derniers qui ont le plus haut porté l’étendard ravagé du blues-punk hirsute et sans moralité.
Du nantais Birds Are Alive, on dira qu’il a incarné la promesse. Ce jeune blanc-bec tout de nonchalance dégingandée possède un son granuleux, une guitare clinquante et bondissante, et, détail non négligeable, des chansons, lui. S’il doit encore gagner en assurance et peaufiner un grain de folie indispensable à l’artiste solitaire, il n’en demeure pas moins que l’on a rencontré quelqu’un sur qui il va falloir compter.
Les triomphateurs ? Ils sont au nombre de trois.
L’inénarrable Blake (Shake It Like A Caveman), déjà consacré, à la précédente édition, parrain du festival. Véritable machine à boogie, avec sa gueule de surfer et ses pantalons zébrés, il fait gicler de son bottleneck fébrile et de ses cordes claquantes, du proto-John Lee Hooker gospel-punk en boucle pendant des heures, remettant ça en after sur les terrasses des bars biniquois, en grand roi munificent du Tennessee, jusqu’à mener les danseurs au bord de l’auto-lobotomie. L’avenir du blues. Génial.
L’égérie inoubliable restera la très-sublime one-woman band Becky Lee accompagnée de son batteur Drunkfoot (oui, son pied ; pas si approximatif qu’elle le prétend, d’ailleurs). Séduisant l’ensemble du public, hommes, femmes, nourrissons, de toute la timidité de sa grâce éméchée, outre ses compos rugueuses et lumineuses à la fois, dont les anglophones assurent que même les textes valent le détour, elle chante, voix profondément sudiste, comme une Janis Joplin veloutée, syncopée et soyeuse, joue guitare et batterie complète avec baguette coincée entre les doigts, mais surtout brise les cœurs par paquets de cent avec ses yeux d’eau claire timidement baissés et ses pommettes rosissantes se détachant sur son teint de lys. Becky, si tu lis jamais ces lignes, sache que Béro t’attend toujours. Mais sans plaisanter : quand elle gratte à peine un brin de corde, et laisse sa voix prendre tout son essor, une chanson comme « Old-Fashioned man » rayonne de la force fragile et l’évidence bouleversante d’un classique des années 40 ou 50. Révélation foudroyante, nous n’avons pas fini de t’aimer, ô Becky.
Enfin, pour revenir aux duos, décernons une couronne. Le meilleur groupe de la planète s’appelle, et nul ne doit l’ignorer, les Black Diamond Heavies. A deux, ces gars, déjà notoires, font plus de bruit que la totalité du Hellfest. Il faut imaginer un batteur fou à qui on jurerait voir quatre bras et quatre pieds. Il faut imaginer un texan à gueule de second couteau du western spaghetti, fumant comme un pompier, en train de jouer sur un orgue saturé aux sonorités d’orchestre indus-metal, et de vociférer, d’un organe qui ferait passer Tom Waits pour une jouvencelle prépubère, des hymnes volcaniques free-blues-garage aux crescendos dignes de l’Armageddon. Ils ont déversé sur une foule ahurie et terrassée un magma caverneux et rutilant, méphitique, entre Ray Charles et Teenage Jesus and the Jerks, entre Louis Armstrong et CNK, attablant pour un poker chimérique AC/DC, Ornette Coleman, Mötorhead et Screamin’ Jay Hawkins. Cette performance sans répit, marécageuse, tendue et superbe – ces ballades à fracasser le cœur ! –, certes peut-être pas aussi furibarde que dans d’autres occasions, a manifesté néanmoins une rare densité.
Oui, l’espace d’un week-end, la France vacancière aura swingué au sein d’une avalanche blues-punk, sous le ciel marin et les cris des mouettes, dans les senteurs troubles des ulves et des goémons, drapant la Statue de la Liberté aux couleurs de la Bretagne : belle réussite d’une valeureuse entreprise, à qui nous souhaitons vaste pérennité.
Vidéos :
Black Diamond Heavies
(Merci aux compagnons festivaliers dont la précieuse compétence musicologique a nourri cet article : Ratel l’incomparable érudit toujours prêt à partager fromage et saucisson, Urizen et sa joviale tribu. L’adjectif « cryptique », appliqué aux Magnetix, est sous copyright Teenagegraveman.)
Merci à Headsucker pour les photos !