C’est avec joie et fierté que PlanetGong accueille un nouveau rédacteur en la personne de l’illustre Béroalde De Fuzz, membre éminent et apprécié du forum, spécialiste du garage-rock le plus primitivement exquis et esthète de l’andouillette de Troyes authentique (certifiée AAAAA).
Pour sa quatorzième édition, le Cosmic Trip, institution berrichonne quasi-sacrée du garage-punk européen, rameutant tout ce que France, Belgique, Hollande, Allemagne, Espagne et plus comptent de faune interlope avide de rythmes primaires, obsédés du riff déviant ou autres intégristes hoquetant de la fuzz carnivore, le Cosmic Trip disions-nous donc s’offre le luxe d’une saine folie des grandeurs: pas moins de dix-sept groupes annoncés, en tête d’affiche desquels les capiteux Love Me Nots. Las! Drame, malédiction, acharnement intempestif de l’ire divine, les mots manquent pour exprimer notre consternation, quand la nouvelle se répand : pour la deuxième fois, comme en 2008, le groupe annule, coincé par une grève de British Airways de l’autre côté de l’océan.
Au reste, quoiqu’amère, ce fut la seule déception de ce festival, cru exceptionnel sur toute la ligne. Indiscutable signe de goût, un axe très traditionaliste a dominé la programmation, instru surf-rock’n roll ascendant glam d’une part, garage/roots de l’autre. Ni punk louche, ni lourde pop aux prétentions cosmiques ; rien que sueur, trépidation, rythme raide.
Mais n’anticipons pas. Voici qu’il est dix-neuf heures ce samedi : pendant que les canards de l’Auron effarés par les bigarrures de la foule qui envahit les berges, prennent stoïquement leur envol, lilas, saules et platanes composent sous le couchant une symphonie psychédélique mauve avec des flashes verts. Nul ne doute plus que la beauté du twist sera convulsive ou ne sera pas. On croise des bananes, des rouflaquettes à foison, et pour les filles des franges entre deux jupes à pois. Déjà, un parfum de petit blanc frétille au fond des gobelets en plastique. La cérémonie peut commencer.
Dès le début, le ton est donné par les Norvins, pied au plancher, pétaradante ouverture sabrée dans le vif par des guitaristes nerveux et un chanteur en état second bien avant tout le monde. On sait qu’il ne sera pas question de vaquer, fuzz et farfisa envoient leur bénédiction : il est temps de vivre. Speedball Junior enfonce le clou quand vrombit son surf puissant, motorisé, véloce. Les interventions d’une go-go danseuse seront diversement appréciées, qualifiées de superfétatoires (surtout par la gent féminine) ou tolérées par les gens de goût d’avis que jamais les filles ne porteront assez de cuir. Le surf russe de Messer Chups, lui, plus puriste, tout en accords bulleux et twang intempérant, convoque l’imaginaire horrifique des Cramps, et provoque au final un pogo qui manque dégénérer. Gageons que le galbe de la bassiste, parfaite Betty Page, n’a pas été étranger à ce franc succès.
Projetées aux murs, des vidéos chamarrées ajoutent à la décadence mentale de ce beau vacarme : pour la plus grande joie collective, Batman, Weng-Weng, néanderthaliens et sangliers en saillie, gorilles danseurs, bikers moustachus et cosmonautes strip-teaseuses tournent en rond dans les cerveaux éprouvés. On hume enfin l’odeur caractéristique du festival. Fumées d’origines diverses, graillon et lointains relents de vomi, chacun sent que les choses sérieuses commencent. Et d’ailleurs, abominablement adorables, les petites glamouzes des Mystik Motorcycles approchent. Roustons coincés dans des futs menaçant déchirure, ces lascars dégingandés remettent en honneur l’intransigeante discipline des vestes léopard, des voix de fausset et des solos fanfarons. Nul ne leur a disputé d’arborer les pompes les plus pointues du festival. Tant pis, en cet hommage brouillon aux rock’n roll le plus héroïque (à Little Richard avant tout), pour la mise en place approximative, ou pour la batterie réduite à une pulsation caverneuse : on s’est marré. Ces petits maîtres d’opérette, en jouant la carte de l’esbroufe déglinguée, ont empoché la mise.
Pour ne rien cacher, nous étions quelques uns à placer nos vives espérances dans les Responders, combo jusqu’alors inconnu au bataillon, mais œuvrant dans le genre noble entre tous de la soul’n roll. C’est peu de dire que les attentes ont été comblées. Une guitare parfaite de goût crépite de notes étincelantes et lustre un répertoire exigeant. La frappe du batteur, sèche et nette, invite à la danse. On pense aux Detroit Cobras pour la démarche et le son sans concessions. Lola, la chanteuse à l’enthousiasme perceptible, voix à la fois puissante, souple, tour à tour émouvante et excitante, s’autorise toutes les audaces sans jamais verser dans la grandiloquence. Ses trémolos accrochent et secouent et triturent le fond de l’âme pour ne relâcher l’auditeur que pantelant, ahuri, sonné. Sans doute le concert du festival.
Mais la soirée n’était pas terminée. C’est-à-dire que les Dollsquad prennent position. Illico, il devient évident que pour une trêve, on attendra. Surgies d’un fantasme humecté de Russ Meyer, en formation de bataille, six créatures de rêve cauchemardesque ou de cauchemar rêvé, moulées dans leurs combinaisons de cuir noir, entrent en souveraines. Généreusement bottées et ceinturées, plus tigresses les unes que les autres, elles se contenteraient de prendre des poses, et nous, nous mourrions lentement sous leur regard selon les désirs de Baudelaire. Mais curieusement, elles préfèrent balancer aussi sec un garage charcutant le glam-punk sauvage à gros bouillons, et cisaillent hymne sur hymne, dont un « Cherry Bomb » d’acier trempé, et un « Hot Generation » définitif en final. Joey, la chanteuse, domine en rapace la scène, joue avec chaînes et micros, envoie ses bottes en l’air, convie le public à s’emparer des maracas, tente en vain de lui apprendre quelques pas de danse ; imperturbable. D’aucuns ont crié à la vulgarité. On s’obstinera à penser que ces Australiennes intrépides ont touché à l’essence de l’art frivole et profane du rock’n roll. Après un tour de danse sur la piste ménagée par des djs férus en rythmes authentiques, on s’en retourne presque mélancolie, cœur brisé par tant d’émotions et de beauté.
C’était prévisible: le lendemain, un tardif réveil nauséeux empêche d’assister au show du mystérieux one man band du festival, l’Asthmatic Avenger. La rumeur publique garantit que le spectacle, entre cours gratuit de yodel et bris de guitare, a été haut en couleurs. Un soleil de plomb dissuade de stationner sur la terrasse, et cependant que l’on hante, pas assez loin de la réverbération torrentielle d’un soleil implacable, le marché rock’n roll (costumes vintage, stand Soundflat records et accessoires indispensables : pin-up autocollantes, brillantine, écussons magnétiques Billy Lee Riley), les deux groupes de l’après-midi conviennent de porter le public à ébullition. Ainsi, les quatre zombies grimés et grimaçants des Dead Valdez, dont une chanteuse violette haute en gueule et légère en tenue, entonnent les titres les plus caricaturaux qu’on pouvait espérer: « Dawn of the dead » suit avec logique « Night of the living dead », psychobilly ultrabrutal slappé à la contrebasse, enjolivé de rires sardoniques et de beuglements méphitiques. Ces gens-là mangent de la cervelle humaine au petit déj’ et tiennent à le faire savoir. La température sous la véranda portée dès lors à un point de non retour, Frandol et ses rutilants Kitchenmen n’arrangent en rien les choses, au contraire. Le vétéran français n’a rien perdu de sa superbe, et arbore quelques unes des plus belles guitares du festival. Appuyé par l’orgue incandescent et perçant d’un Fredovitch survolté, le groupe, chromé, rayonnant d’aigus écarlates, a joué fort, très fort, trop fort. La basse ronfle, quelques classiques inconnus des temps bénis des Nuggets (« Why don’t you smile now », « Save your soul ») sont hystériquement emportés dans le tourbillon d’un quasi-glam stonien. Face à tant de raideur classieuse, nonchalance feinte ou réverbération spectorienne, le public jerke de joie et Frandol ne se prive pas de faire circuler les tambourins ou gicler les bouteilles parmi les spectateurs, qui achèvent, hagards, de rissoler dans leur dérisoires accoutrements. Les festivités de l’après-midi achevées, chacun s’éparpille dans la quête d’un boire salvateur.
On les savait capables de tout, une question se posait pourtant au sujet des insanes Revellions: seraient-ils assez imbibés pour relever le défi d’ouvrir le second soir? Habitués aux prestations à haute teneur en chaos éthylique, ils nous font peur un instant, avec leur mine singulièrement sobre. Va-t-on assister à une déroute? Loin de là. Rendus comme hargneux par leur inconfortable position initiale, toujours captivants sur scène, ils transfigurent des compos déjà efficaces en cantiques convulsifs et hantés. Les volutes lysergico-sépulcrales de l’orgue y sont pour beaucoup. Mais le chanteur Ali Moore aussi a progressé ; empruntant des accents à Jim Morrison, il ne se contente plus de hurler. Décidé selon toute apparence à crever un jour sur scène, titubant, il se raccrocher tant bien que mal à sa ceinture, tandis qu’il rattrape ses cours d’aérobic, fait la roue, joue au hula hoop avec le micro, pour terminer sa récré de l’enfer à cheval, égaré, sur les épaules d’un guitariste résigné. Immense. Une ovation salue cette performante habitée, et consacre les Irlandais par un rappel mérité.
Des rumeurs circulaient : quelques japonais au nom imprononçable remplaceraient au pied levé les Love Me Nots. On murmure au sujet de midinettes en mini-shorts. Intrigués, nous nous précipitons dans l’enceinte. L’honnêteté contraint à brosser un tableau pour le moins surréaliste : quatre asiatiques, plus petites sur leurs talons hauts que les manches de leurs instruments, balancent avec fougue et force montées vocales suraiguës, du hard rock au Cosmic Trip ! On aura tout vu. Grosses Gibsons & amplis Marshall ! Cette apparition a divisé dès les premiers accords, mettant en fuite une moitié du public, les autres sautent de joie. Lazy Guns Brisky, ô chères vampirettes en furie : nous avons, nous aurons toujours douze ans.
Mais un saxo frénétique tout à coup sonne l’appel: on reconnaît le mythique « Bloody Mary » du faramineux Barrence Whitfield. Qui assume une reprise aussi écrasante, quel homme de goût? King Salami, pas moins. Très attendu, gros buzz du moment, ce dernier impose sa débonnaire truculence. Sa voix de stentor rocailleux envoie direct au ciel. Pétulant frontman né, inventeur d’une mythologie personnelle (enfin quelqu’un qui parle d’autre chose au public que du titre des morceaux à venir) pour mieux croquer à belles dents un rythme infernal, il impose la foi aux plus sordides mécréants. Cette célébration trépidante des mystères du rock’n roll met à genoux la salle pour une prière collective, car ce King nouveau dédie son concert au regretté Sébastien « SF Sorrow » Favre. A trois, ses musiciens, dont le Masonic John Gibbs, vieux routier à l’indéracinable sourire cartoonesque, sonnent comme un big band. Halluciné, on croirait ouïr un Louis Jordan punk, un Wynonie Harris garage ; c’est dire si l’on humecte les fonds de culotte.
En toute honnêteté, on espérait qu’entre les concerts, le groupe intermédiaire Lord Fester Combo afficherait une réconfortante médiocrité, histoire de reposer sans remords jambes et tympans. Pas question, il était dit que la quiétude serait bannie du festival. Bourrus et joviaux irrésistiblement, avec une finesse que ne laissait pas augurer leur décorum de western fleurant bon la sueur séchée, les tatouages, la graisse de bison et l’huile de vidange, le quatuor parisien évoque l’Amérique éternelle, tout en dévotion à la plus belle musique du XXème siècle. Des versions convaincantes de classiques éternels (« My Babe ») forcent donc les plus réticents à revenir s’époumoner en rythme malgré l’épuisement qui menace et le dérèglement imminent des fonctions vitales élémentaires.
Parvenu au dernier stade de l’exhaustion, on redoutait que les Rippers, réputés pour leur cruauté, n’offrissent un spectacle par trop bourrin… Le mot était faible. Les Rippers donc, ritals aux trognes de farfadets arthritiques malfaisants, glaviotant de partout, jouent la musique la plus terrifiante au monde. Il faut imaginer un Suicide garage-punk interprétant Metal Machine Music à 300 à l’heure, sans pause ni le moindre ralentissement, aigus sur 10, graves sur 0 : un caisson de bruit blanc. Et, chose incroyable, semblable mur du son recouvre de vraies chansons, voire des mélodies. À la limite de l’inhumain, cette expérience impitoyable de transe froide et métallique a impressionné.
L’absence des Love Me Nots a desservi les Banditos. Propulsés en tête d’affiche, ces derniers ont eu à assumer un rôle qui ne leur convenait pas ici. Leur talent n’est pas en cause. Héroïquement, et avec aisance, ils ont fait ce qu’ils ont pu pour envoyer du bois, n’hésitant pas à interpréter le thème de Derrick, à se repeigner entre deux riffs, à jouer de la trompette en chemise dorée. Mais un show quasi instrumental, bien qu’entraînant, clinquant, délié même et enjoué – pour quiconque supporte sans trop de difficulté une légèreté toute germanique –, constitue un final peu adéquat pour ces deux jours intenses.
Car au total, si l’on met à part le scandale que la bière est devenue fort buvable, c’est bien à une édition exceptionnelle que l’on a assisté, dépourvue de groupe à fuir, presque éprouvante de rythme, et l’on se défend mal de l’impression exaltante que le festival progresse chaque année à tout point de vue. Pour tous ceux dont le souhait unique et vibrant est de vivre la vie comme une vaste série B, il va être long d’attendre l’an prochain.
Le présent article leur doit beaucoup ; merci aux forumeurs de PlanetGong : John the Revelator, Teenagegraveman et Beat4less, pour leur saine camaraderie, leur inlassable émulation musicologique et nos sanglants débats autour des Dollsquad.
Crédit photos : Teenagegraveman.