DYLANOLOGIE. Song To Woody.

Reprise du flambeau

Marcher dans les traces des anciens et tracer son propre sillon, emprunter en réinventant sans cesse, revendiquer un héritage tout en jouant les iconoclastes et les partisans de la table rase: tels sont les principes a priori contradictoires qui sous-tendent l’œuvre du plus grand songwriter que l’Amérique ait produit. Un individualiste forcené tel que Dylan, qui met un point d’honneur à se tenir à l’écart des ligues, des cliques et des meutes (« bande à part sacrebleu c’est ma règle et j’y tiens »), ne peut se choisir pour figures tutélaires que des hommes au caractère bien trempé et qui ont marqué leur époque. Quand Brassens se réclame de Villon, Verlaine et Paul Valéry, le Dylan des débuts célèbre ses héros américains, les visages vénérés de son mont Rushmore: Leadbelly, Cisco Houston, Sonny Terry et bien sûr Woody Guthrie.

Quelques mois avant d’enregistrer son premier album, Dylan avait rendu visite à Guthrie, interné depuis quatre ans dans un hôpital psychiatrique du New Jersey et victime de la maladie de Huntington, dont il devait mourir en 1967. Pour comprendre la place qu’occupait alors Guthrie dans son panthéon personnel, il suffit de rappeler que seuls deux titres composés par Dylan figurent sur le disque: l’un est un hommage direct à Guthrie et l’autre un talking blues qui copie ouvertement le style du grand Woody. 

« I’m out here a thousand miles from my home / Walking a road other men have gone down »: à nouveau le déracinement, à nouveau la persona romantique du rambler, mais ce voyageur n’est pas sans bagages, il porte en lui toute une tradition, toute une histoire, car d’autres avant lui ont montré la voie. D’emblée, Dylan s’inscrit dans une lignée dont il se présente comme l’héritier légitime: chanter ceux qu’il admire, c’est aussi l’acte fondateur d’une identité propre. La mort prochaine du modèle ne fait que renforcer le désir de reprendre le flambeau et d’assurer la continuité à un moment charnière où le vieux monde incarné par Guthrie disparaît pour laisser la place à un futur incertain et rempli de possibles: « It looks like it’s dyin’ and it’s hardly been born ».

Les glorieux anciens viennent peupler la chanson comme autant de présences vivantes et animées, d’êtres de chair et de sang que Dylan semble convoquer à ses côtés mais qui prennent place dans une vision fantomatique, spectres dispersés aux quatre vents par les rafales impitoyables du temps: « Here’s to the hands and the hearts of the men / That come with the dust and are gone with the wind». C’est autant sinon davantage aux nomades qu’aux musiciens que Dylan tire son chapeau, ces hobos couverts de poussière et surgis d’un autre âge qui incarnent pour lui comme pour Kerouac un mode de vie rêvé et idéalisé, le mouvement perpétuel, l’existence par et pour l’éphémère et le transitoire.

Dylan, devenu avec les années une véritable encyclopédie vivante de la musique américaine (comme il l’a démontré dans ses Chronicles ou au micro de l’émission de radio Theme time radio hour), a toujours puisé dans le répertoire folk, inépuisable source d’inspiration. En 1992, il sort Good as I been to you, album de reprises de standards et de ballades immémoriales, sur lequel on trouve le superbe « Hard times » de Stephen Forster, dont le texte évoque les souffrances des humbles et des miséreux. Ici, c’est clairement aux heures sombres de la Grande Dépression, période pendant laquelle Guthrie sillonnait le pays pour témoigner des ravages de la crise, que Dylan fait référence. Le dust bowl fit des dégâts terribles dans l’Oklahoma et l’Arkansas dans les années trente et le vers cité plus haut fait écho à « Pastures of plenty » de Guthrie, lui-même parfois surnommé le dust bowl troubadour:« On the edge of the city you’ll see us and then / We come with the dust and we go with the wind ».

Le besoin qu’éprouve le jeune auteur-compositeur de s’incliner publiquement devant ses maîtres dénote un respect profond pour l’histoire musicale nationale et en dit long sur le rapport ambivalent que Dylan a tout au long de sa carrière entretenu avec le temps, lui qui a toujours réussi à prendre une longueur d’avance sur tout le monde tout en regardant constamment par-dessus son épaule et en retournant sans cesse à ses inspirations premières. Un des traits qui caractérisent Dylan et lui donnent une place toute particulière parmi les monstres sacrés est sans doute son extraordinaire capacité à digérer et intégrer le passé, à s’imprégner telle une éponge de ses influences pour mieux mener sa musique et son art sur des pistes encore vierges que lui seul peut explorer.

La signification des deux derniers vers (« The very last thing that I’d want to do / Is to say I’ve been hittin’ some hard travelin’ too ») reste un sujet de débat chez les dylanologues, puisque cet understatement, cette façon de dire les choses indirectement et sans avoir l’air d’y toucher, aboutit à une ambiguïté: malgré sa déférence pour ses aînés, Dylan crève d’envie de se joindre au clan des vagabonds légendaires, mais laisse entendre qu’il ne saurait se comparer à eux et oser se placer dans la même catégorie, modeste routard débutant qu’il est. Comme au début de la chanson mais avec davantage de subtilité, il se place sur le même plan que ses idoles, sur un ton empreint d’humilité et d’une forme de timidité qui ne lui correspondent guère. Tout en saluant une dernière fois Guthrie et ses compagnons, Dylan fait comprendre qu’il a déjà commencé à tracer sa route.

Les paroles en intégralité : http://bobdylan.com/songs/song-woody/

 

Vidéo :

“Song To Woody”

 

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