(Checker 1962)
A partir du changement de politique commerciale de son label (une mise en valeur des LP, alors que le format préférentiel jusqu’au début des années 1960 était celui de l’EP), Bo Diddley a enchaîné les sorties d’albums à un rythme qui semble aujourd’hui insensé.
Sur le label Checker (une filiale de Chess Records), Bo Diddley a publié une vingtaine de disques entre 1959 et 1974, dont douze (!) entre 1960 et 1966. A cette époque, il était rare qu’un artiste puisse envisager le fait de ne rien publier pendant plus d’un an. Autre facteur important pour expliquer cette productivité délirante, l’ouverture croissante d’un public d’acheteurs blancs pour des disques de Rhythm’n’Blues et de Rock’n’Roll. Les maisons de disques spécialisées dans cette musique et les artistes noirs au savoir-faire parfaitement rodé voyaient survenir l’opportunité d’un succès populaire inespéré… En effet, la scène d’artistes parfois regroupés sous le nom de Chicago Blues était composée d’artistes affirmés, qui n’avaient rien de jeunes débutants (en 1960, Willie Dixon et Muddy Waters ont 45 ans et Howlin’ Wolf déjà 50 ans).
Dans le but de capitaliser sur cette conjoncture inédite, dont personne n’était en mesure de prévoir la durée, les maisons de disques établies (et Chess en premier lieu) ont tout fait pour que leurs artistes multiplient leurs publications, quitte à piller allègrement dans le répertoire blues et en s’attribuant la composition des morceaux. Willie Dixon, homme à tout faire du label Chess (compositeur, arrangeur, producteur, contrebassiste et interprète) a rapidement compris quels bénéfices il pourrait tirer de la situation. Cependant, bien au-delà de la seule opération commerciale, cette productivité effrénée a permis à des artistes extraordinaires de publier leurs morceaux, d’être connus dans le monde entier et de devenir les idoles de dizaines de blancs-becs britanniques qui allaient révolutionner la musique populaire quelques années plus tard. Il faut reconnaître que Bo Diddley a payé de sa personne comme aucun autre artiste pour plaire au plus grand nombre, enregistrant des albums aux titres aussi improbables que Bo Diddley Is A Gunslinger, Bo Diddley’s A Twister et Surfin With Bo Diddley.
Comme la plupart des albums publiés par Bo Diddley, celui-ci est donc relativement ambivalent : sur quelques pistes, Bo Diddley et son groupe semblent évoluer en pilote automatique. Heureusement, le talent est là, le savoir-faire aussi, le blues gros cul n’existe pas encore ; cependant, et même malgré un son irréprochable, il est patent que le groupe est en sous-régime sur « Diddling » ou « Bo’s Bounce ». En revanche, lorsque les compositions sont un peu plus inspirées (c’est le cas sur la majeure partie de cet album), le résultat est éclatant. Bo Diddley rappelle à plus d’une reprise quel immense chanteur de rock’n’roll il est, variant cri et chant, et ajoutant çà et là quelques commentaires parlés du meilleur effet « you got your radio turn too low… Turn it up ! » sur l’intouchable « You can’t judge a book by the cover » et son refrain immortel où Diddley chante « I look like a farmer but I’m a lover. »
A l’image du personnage scénique qu’il s’était créé et de sa voix profonde, le jeu de guitare de Bo Diddley est caractéristique et particulièrement réjouissant sur des pistes comme « Give Me A Break » ou « You can’t judge a book by the cover ». Comme souvent, le jeu de maracas de Jerome Green est un bon indicateur de l’intérêt de la chanson : contribuant au jungle beat de façon décisive, Green ajoute au jeu de Clifton James et de Frank Kirkland (en charge de la basse et de la batterie) une plus-value essentielle (« Hey Krushev » ).
Entre tous les disques que Bo Diddley a publiés, celui-ci présente une remarquable unité qualitative : l’impression de facilité est délirante, et le son est d’une chaleur et d’une profondeur incroyables. « Please Mr. Engineer » voir le groupe se lancer dans des effets sonores géniaux : sur une rythmique implacable et faisant écho à l’histoire racontée par Bo Diddley, les guitares plaquent des suites d’accords distendus. Le groupe n’oublie pas de s’amuser ; les pistes « Babes in the woods », « You All Green » et « Mama don’t allow no twistin’ in her house » sont là pour le prouver. « I can tell » est simplement parfait, un véritable classique où chaque élément de la chanson est une splendeur : la ligne de basse ondoyante maintient le morceau, sur lequel le chant de Bo Diddley est aussi puissant que les paroles sont péremptoires « I can tell because it’s plain to see / I can tell, the way you look at me / I can tell you don’t love me no more ».
Cet album qui connut un succès retentissant en Angleterre (# 11 des charts) peut servir de symbole à l’influence du rhythm’n’blues sur les jeunes groupes anglais : c’est en imitant cette musique que tous les groupes anglais des années 1960 ont commencé à enregistrer. A l’écoute de ce disque, près de cinquante ans plus tard, on comprend qu’il ait suffi à initier cette révolution.
Liste des chansons :
- I can tell **
- Hey Krushev
- Diddling
- Give me a break *
- Bo’s Bounce
- Please Mr. Engineer *
- Who may your lover be?
- You can’t judge a book by the cover **
- Babes in the woods *
- Sad Sack
- Mama don’t allow no twistin’ in her house *
- You all green
- Bo’s twist
Vidéos :
“I Can Tell”