Sur The Freewheelin’ Bob Dylan, son deuxième album, Dylan, pas si « en roue libre » et insouciant que ne le laissent entendre le titre et la pochette, jette un regard à la fois acéré et inquiet sur les maux qui rongent l’Amérique du début des années soixante. Laissant apparaître les multiples facettes de son talent et une capacité étonnante à changer de ton et de registre, il donne tour à tour dans l’intemporel et l’académisme folk (« Blowin’ in the wind », « A hard rain’s a-gonna fall »), la protest song sèchement dénonciatrice (« Masters of war », « Oxford town ») et la ballade sentimentale désabusée (« Don’t think twice, it’s allright »). Grave et profond, le jeune homme sait également laisser libre cours à son humour et sa gouaille dévastatrices, comme dans « Talking world war III blues », version déjantée de « A hard rain’s a-gonna fall » qui choisit de traiter la menace nucléaire par l’ironie et l’absurde. La chanson fait aussi écho à « Talking John Birch paranoid blues », dans laquelle un Dylan apeuré qui ne demande qu’à aider ce bon sénateur McCarthy se met à traquer le communiste dans sa boîte à gants et sa cuvette de toilettes.
On trouve ici deux motifs récurrents dans l’imaginaire dylanien : l’installation de la chanson dans le domaine du rêve (« Bob Dylan’s dream » figure sur ce même disque), qui rend possible tous les fantasmes et toutes les aberrations, et le personnage du docteur qui incarne précisément le discours rationnel que Dylan s’acharne à battre en brèche. L’homme de science (le psychiatre en l’occurrence), personnalité sournoise et manipulatrice, semble toujours détenir un quelconque secret et se refuser à dévoiler son diagnostic, de la même façon que les institutions et le gouvernement dissimulent tout ou une partie de la vérité au peuple: « the doctor won’t even say what it is I’ve got », se plaint le patient de « Just like Tom Thumb’s blues ». Chez Dylan, tout ce qui porte blouse est immanquablement suspect.
En se présentant d’emblée comme fou cliniquement (« Nurse, get your pad, this boy’s insane »), Dylan opère un renversement de point de vue parfaitement adapté à son propos : bien évidemment, c’est le monde autour de lui, empli de violence et de haine, malade de sa peur, qui est complètement cinglé. Sur un ton très matter-of-fact qui rend l’extraordinaire et l’irrationnel tout à fait banals (« I lit a cigarette on a parking meter and walked down the road / It was a normal day »), il torture la notion même de normalité, sabote toute prétention à l’objectivité, dynamite le moindre repère. Le cauchemar dylanien, au sein duquel la troisième guerre mondiale se résume à une simple péripétie à peine digne d’être mentionnée (« Well the whole thing started at three o’clock fast / It was all over by quarter past »), se définit comme un univers déshumanisé où chacun se méfie de tous, où toute fome de contact est devenue impossible et où personne n’est à l’abri de se voir suspecté de sympathie pour le communisme voire, pire, d’anticonformisme: toute ressemblance avec l’Amérique contemporaine ne serait bien sûr que pure coïncidence.
Lorsque le psychiatre, dans une facétieuse inversion des rôles, confesse avoir fait un rêve similaire dans lequel il se retrouve seul dans le chaos post-apocalyptique (« I dreamt that the only person left after the war was me / I didn’t see you around »), la satire prend une nouvelle tournure. Poussées à l’extrême, la logique de compétition et les valeurs véhiculées par la société de consommation aboutissent à un résultat aussi insensé que terrifiant, celui d’un seul individu libre de jouir totalement d’un monde dont il ne subsiste plus rien et conduisant une Cadillac, symbole de succès matériel, dans les rues désertes (« Good car to drive after a war »). Autant qu’à la panique collective organisée ou la propagande étatique, Dylan s’en prend férocement aux éléments constitutifs de la conscience (ou plutôt de l’inconscient) nationale, laissant entendre que la foi aveugle en la technologie et la rationalité (la voix impersonnelle de l’horloge parlante, le coup de la radio qui ne fonctionne pas bien), le culte de la réussite individuelle et la normalisation à outrance portent en eux les germes de la violence et de la destruction. A l’heure du grand fracas, Dylan retourne aux origines et suggère qu’au vu du triste état de l’humanité, Adam et Eve se sont rendus coupables d’une belle connerie: « You see what happened last time they started ? ».
Les paroles en intégralité : http://bobdylan.com/songs/talkin-world-war-iii-blues/
Vidéo :
“Talking World War III Blues”
https://www.youtube.com/watch?v=947tGsiv4lQ https://www.youtube.com/watch?v=QFEe4eMBb3s