(Parlophone 2007)
Shotter’s Nation est-il le chef d’œuvre annoncé depuis plusieurs semaines par l’ensemble de la presse ? Comme d’habitude, abordons les choses avec méfiance et jugeons avec mauvaise foi.
Quand on met un nouvel album de Pete Doherty sur la platine, la question qui se pose est invariablement la même : “le son du disque sera-t-il à la hauteur des chansons ?“. C’est devenu une habitude depuis 2004 ; l’internaute libertinomane connaît déjà les morceaux via les démos que Doherty diffuse et attend de voir comment elles seront sabotées en studio. Down In Albion contenait son lot de bonnes chansons mais était coulé par une production qui révélait l’hideuse vérité dissimulée derrière le nom BabyShambles : une bande de camés ingérables. Extrêmement frustrant pour l’auditeur, ce disque abondait dans le sens des tabloïds qui ne voyaient en Doherty qu’un junkie sans talent.
Bonne nouvelle, il semble que depuis ce triste épisode, le groupe ait décidé de chasser ses mauvais génies : Patrick Walden, le guitariste héroïnomane au jeu chancelant digne de Ron Wood a été écarté pour sa vie dissolue et sa (soi-disant) mauvaise influence sur Doherty. Mick Jones, le producteur permissif qui ne contrôlait pas grand-chose a laissé sa place au lisse Stephen Street, responsable du son des héros de la jeunesse de Pete Doherty : The Smiths et Blur. Pour en terminer avec les choses positives, signalons quand même qu’on ne trouve aucune trace du General sur cet album. Un peu de sérieux.
Côté son, ces bouleversements ont été bénéfiques. Pour la première fois depuis trop longtemps Pete Doherty ne saccage pas ses chansons sur son album. Ceux qui aimaient “Albion”, “Black Boy Lane”, “Road To Ruin”, “Campaign Of Hate” ou “What Katie Did” sur les Babyshambles Sessions et qui n’ont pas pardonné le massacre de Mick Jones sur The Libertines et Down In Albion seront comblés. Quel bonheur d’entendre “Side Of The Road” ainsi, toutes guitares dehors, avec la même énergie et insouciance qu’il y a quatre ans. Quel plaisir par ailleurs d’entendre enfin des chansons qu’on désespérait de voir apparaître sur disque depuis 2003 (pour “Side Of The Road”) ou 2004 (“Unbilotitled” par exemple, qu’on chérit depuis les Chicken Shack Sessions). On retrouve le Doherty qu’on aime, celui pour qui on a craqué et perdu toute mesure – et sens critique souvent – quand on a entendu Up The Bracket pour la première fois.
Bon, évidemment, à toute règle, il y a exception, et Pete Doherty est passé maître dans l’art du sabordage. En quoi était-il nécessaire de transformer la poignante ballade acoustique “There She Goes (A Little Heartache)” en redite de “Lovecats” de Cure ? On aime cette ligne de basse chaloupée, mais la coller sur une des plus belles chansons de Doherty relève de la bêtise, même si cet emballage jazz (contrebasse et balais à la batterie) est plutôt plaisant. Toujours dans les moins, on constate aussi sur Shotter’s Nation les limites de BabyShambles en tant que groupe. Côté rythmique, le quatuor ne semble connaître que quelques structures, qu’ils utilisent à toutes les sauces. On retrouve dans “Carry On Up The Morning” des motifs de “Fuck Forever”, la rythmique de “Baddie’s Boogie” est copiée/collée sur celle de “Killimangiro”. C’est dans ces moments là qu’on regrette la paire Powell/Hassall des Libertines. Dans cette histoire, l’écriture de Doherty semble aussi suspecte : “French Dog Blues” rappelle parfois “Can’t Stand Me Now”, la magnifique “Lost Art Of Murder” évoque “32nd Of December”, “Carry On Up The Morning” sonne comme “The Blinding”, “Side Of The Road” a comme un lien de parenté avec “Peaches” des Stranglers… Si beaucoup de morceaux ici sonnent comme déjà entendu, le responsable semble porter un chapeau et une cravate.
Ne boudons pas notre plaisir néanmoins, cet album est excellent. Le groupe est plutôt pêchu, moins erratique que sur scène ou que sur Down In Albion. Nettement moins imprévisible donc, ce qui est plutôt une bonne nouvelle. Les râleurs diront que c’est moins punk dans l’attitude, mais le produit fini ressemble à quelque chose. Avec Shotter’s Nation, Doherty reprend la main sur cette power-pop anglaise dont The View ou The Pigeon Detectives l’avaient dépossédé avec succès (leurs albums respectifs ont été n°1 et n°3 au Royaume-Uni) et fait la leçon aux jeunots avec ses morceaux infiniment plus subtils. Les moments héroïques sont nombreux – l’intro de “Deft Left Hand”, le riff entêtant de “Delivery”, la poussée d’adrénaline de “Side Of The Road”, le pont de “Carry On Up The Morning”, le refrain de “Crumb Beggin Baghead”. On trouve quelques artifices que Mick Jones n’a pas en magasin, et qui mettent en valeur la beauté brute des chansons. “Unbilotitled”, chanson de loose magnifique, est ainsi portée par une descente de guitare en gouttes de pluie qui lui confère un petit côté britpop – entre The Verve et Oasis. Un grand morceau, qui pourrait bien faire de BabyShambles un mastodonte en Grande-Bretagne s’il sort en single.
Outre sa maîtrise des techniques de studio, Stephen Street est à créditer d’un apport majeur au son de BabyShambles : l’idée de coller un clavier sur la moitié des morceaux tient du génie. Que ce soit sur “Delivery”, “Crumb Begging” ou “Unbilotitled”, l’apport de cet instrument est immense – la véritable ligne directrice de l’album en fait. Il confère au groupe un côté sixties-garage qui donne énormément de charme au disque, avec comme point d’orgue (arf) un solo jubilatoire sur “Crumb Begging”. Babyshambles tourneraient-ils Nuggets ? Doherty a déjà prouvé sa connaissance du sujet en pillant “War Or The Hands Of Time” des Master’s Apprentice sur The Libertines (“Last Post On the Bugle”). Ici, “Delivery”, “Crumb Begging”, “Baddie’s Boogie”, voire même “Side Of The Road”, doivent beaucoup aux Kinks du début, aux Shadows Of Night et autres Standells. “And all, you skins and mods, now get together, make pretend it’s 1969 forever” entend-on sur “Delivery”. On n’est pas prêts de voir Pete Doherty s’égosiller devant des beats puissants en polo fluo.
Contrairement à ce qu’on entend à droite et à gauche, le changement de producteur n’explique pas à lui seul la métamorphose de BabyShambles. La véritable différence avec Down In Albion se situe au niveau du line-up : on entend deux guitares sur quasiment tous les morceaux, comme chez les Libertines. On retrouve la structure classique d’un groupe à quatre, avec guitare rythmique et solo. Indiscutablement BabyShambles sont un meilleur groupe avec leur nouveau gratteux quadragénaire Mick Whitnall. Son jeu sobre tout en arpèges cristallins contribue grandement à la réussite de l’album. Les chansons y gagnent en énergie, en lisibilité aussi, tant Walden était parfois difficile à suivre, et surtout on entend à nouveau Pete Doherty jouer de la guitare sur disque. On sait qu’il n’est pas le guitar hero des années 2000 mais retrouver son style erratique inimitable nous colle un sourire béat entre les deux oreilles. On l’aime aussi pour ça.
Côté paroles, Doherty reste fidèle à lui-même : il célèbre son propre mythe en multipliant les références à son style de vie et à une certaine blonde. Son écriture est toujours aussi habile, oscillant entre poésie désabusée et humour pince-sans-rire. L’album s’ouvre sur la phrase “In the morning where does the pain go ? / Same place the fame goes / To your head“. Une fois de plus Doherty met son âme à nu et dévoile ses addictions sans fausse pudeur. Du début à la fin de Shotter’s Nation (“nation de shootés”), Pete Doherty revient au sujet qui le hante : la came, encore la came, toujours la came… On a parfois l’impression qu’il cherche à se dédouaner naïvement (“Well I never ever said it was clever, I just like getting leathered“), la plupart du temps il assume son incapacité la stigmatise même (“I messed my head, I messed my head, how happy will I be ?“), et multiplie les fausses promesses. Si quelques phrases clés restent (comme lorsqu’ après une succession de rimes en …ack, il finit le couplet par “stop smoking … that” dans la magnifique “The Lost Art Of Murder), on préfère nettement quand Doherty sort de cette monomanie pour aborder d’autres thèmes. On adore avec quelle classe il adresse tranquillement deux doigts levés à l’humanité entière dans les couplets d'”UnBilotitled” (“Anyone who think that you owe me, You’re ripping me off“), comment il ouvre son cœur dans “Delivery” (“Here comes a delivery / Straight through the heart of my misery / To you“), et surtout avec quel talent il fait claquer les mots (“A lousy life with a washed up wife / And permanently plastered pissed-up bastard“). La langue de Doherty est magnifique – on aurait tant d’exemples à citer.
C’est pour cette alliance exceptionnelle des textes et de la musique que Pete Doherty est un artiste majeur aujourd’hui. Beaucoup plus que cette idole chancelante, vantée pour sa capacité à survivre à des quantités herculéennes de stupéfiants par des jeunes gens impressionnables, Doherty est un des rares auteurs à encore écrire des chansons qui vont au-delà de l’anecdote et du tout-festif de la scène britannique. Bien sûr il s’égare parfois, mais pour la première fois depuis 2002, il vient de sortir un album cohérent, bien écrit et bien interprété. Quand ces conditions sont réunies, on n’est jamais loin du chef d’œuvre. Shotter’s Nation peut-il prétendre à ce statut ? On manque de recul pour s’en rendre vraiment compte aujourd’hui, on aura en tous cas des arguments à avancer quand il sera l’heure de faire le bilan de cette année 2007 exceptionnelle en matière de come-backs (The GO, Kula Shaker, Kevin Ayers, Robert Wyatt, The Warlocks… et BabyShambles)
Tracklisting :
1 Carry On Up The Morning *
2 Delivery *
3 You Talk
4 UnBiloTitled *
5 Side Of The Road *
6 Crumb Begging Baghead *
7 Unstookie Titled
8 French Dog Blues
9 There She Goes
10 Baddie’s Boogie
11 Deft Left Hand *
12 Lost Art Of Murder *
Vidéos :
“Delivery”
“You Talk”
Vinyle :