ALEXANDER “SKIP” SPENCE – Oar

Beauté nue

(Columbia 1969)

Avis aux amateurs de disques difficiles et interlopes, Oar fait partie de ce club fermé des grands albums schizophrènes, ces disques troublants écrits par un auteur en perdition, aux portes de la folie, couchant sur bandes dans un dernier souffle de lucidité une dizaine de chansons inachevées, mal chantées, mal jouées, mais viscéralement poignantes.

Alexander “Skip” Spence est perçu comme le pendant west coast de Syd Barrett pour sa trajectoire similaire : batteur originel du Jefferson Airplane (sur l’album Takes Off) puis guitariste de Moby Grape, un des meilleurs groupes à avoir surgi de San Francisco à la fin des années 60, Spence a participé aux deux premiers albums du groupe avant de sombrer dans la démence. Son pétage de plombs fut spectaculaire : sous l’influence du LSD, Spence détruisit un chambre d’hotel new-yorkaise à coups de hache pendant les sessions d’enregistrement du deuxième album de Moby Grape et fut illico placé en psychiatrie à l’hôpital de Bellevue, réputé pour son service psychiatrique. Il y resta six mois, sous traitement de Thorazine (un neuroleptique souvent décrit comme un outil de lobotomie chimique) et y écrivit l’essentiel de l’album Oar. Peu après sa sortie, malgré une certaine fragilité mentale, Spence partit enregistrer tous ses morceaux dans un studio de Nashville, seul.

Le résultat de cette entreprise est assez éprouvant.  Certains affirment que les chansons publiées étaient des maquettes que Spence aurait envoyé à Columbia et que le label a par erreur publié telles quelles. Quoiqu’il en soit, Oar est un album difficile, empli de mélodies au potentiel fabuleux, mais rendues difficiles d’écoute par une interprétation pour le moins troublée. “Little Hands” ouvre le bal. C’est un morceau assez ordinaire d’apparence, une belle chanson avec des chœurs aériens qui augure d’un album folk-rock maîtrisé. La suite démontre rapidement le contraire, grâce à “Cripple Creek”, chanson folk hantée par la voix inquiétante de Spence, méconnaissable sur ce morceau, très basse dans une veine proche de Kevin Ayers. Une guitare acoustique légère vient, en contrepoint de cette performance dérangeante, apporter un peu de lumière à ce morceau sombre (“A cripple on his deathbed / In a daydream did ride / All past the streams of fire / On a petal path did glide »). Le morceau suivant plonge encore un peu plus l’auditeur dans les méandres de la psyché agitée de Spence. “Diana” serait une complainte proche du ridicule si on ne savait ce qu’a vécu son auteur. “Ooooh Diana, I am in pain” chante Spence dans un râle désespéré qu fait froid dans le dos. La folie n’est pas loin, et s’approche encore plus sur “Margaret – Tiger Rug”, chanson faussement guillerette à l’instrumentation dépouillée jusqu’à l’os qui évoque plus un alcoolique marchant au bord du précipice qu’autre chose.

Après ce début d’album éprouvant, s’ensuit une succession de chansons acoustiques calmes où l’auteur semble enfin un peu apaisé, telle “Weighted Down (The Prison Song)” à l’ambiance de berceuse. L’amateurisme de certains enregistrements évoque les folkeux lo-fi d’aujourd’hui. Nul doute que le Beck des débuts et Amen Dunes doivent beaucoup à “Broken Heart” et à “War In Peace”.

La fin d’album arrivant, Spence se fait rattraper par ses démons. “All Come To Meet Her” et “Books Of Moses” ramènent l’album en territoire trouble avant “Dixie Peach Promenade” une des ballades les plus poignantes de l’album, tellement mal balancée qu’elle en devient fascinante. “Lawrence Of Euphoria” ensuite, courte digression d’une minute trente, est le morceau qui dans la forme évoque le plus Barrett avec sa mélodie toute en ruptures. Cette bluette ouvre la voie à l’ultime morceau “Grey/Afro”, une pièce de neuf minutes qui sonne presque gothique de par son ambiance sombre et ses sonorités froides et qui vient clore l’étrange expérience Oar de la plus dérangeante des façons.

Après cet album, Spence ne connut jamais vraiment d’existence paisible. Alcoolique, héroinomane, il vécut au crochet de ses amis, dans un état d’hébétement.perpétuel. A l’image de Pink Floyd avec Barrett, Moby Grape continuèrent de placer certaines de ses chansons sur leurs albums afin de l’aider à survivre. Il mourut en 1999 d’un cancer des poumons, dans la misère. Oar est son épitaphe, un album dépouillé et difficile où sa douleur est tellement tangible qu’elle met mal à l’aise. Un disque aussi éprouvant et torturé que beau et fascinant.

 

 

Tracklisting : 

  1. Little Hands
  2. Cripple Creek *
  3. Diana *
  4. Margaret – Tiger Rug
  5. Weighted Down (The Prison Song) *
  6. War In Peace
  7. Broken Heart
  8. All Come To Meet Her
  9. Books Of Moses
  10. Dixie Peach Promenade (Yin For Yang) *
  11. Lawrence Of Euphoria
  12. Grey/Afro

 

Vidéos :

“Cripple Creek”

“Diana”

 

Vinyle

Publié à l’origine sur Columbia, l’album a été réédité par Sundazed au début des années 2000.

 skip spence - oar

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2 Commentaires
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Adrien Fonlupt
Invité
Adrien Fonlupt
21 février 2011 1 h 50 min

J’ai beau écouter et ne pas y trouver de ressemblances flagrantes mais quand j’écoute Diane de Spence et Diane d’Amen Dune, j’y ressens la même chose. Sans toutefois trouver ce qui se
ressemble. 

Ben
Invité
Ben
12 juin 2011 2 h 52 min

Ce papier est fascinant vraiment

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