(Jeff Feuerzeig 2006)
L’histoire fascinante de Daniel Johnston, à bien des égards plus incroyable que le récit de fiction le plus barré, semble sortie tout droit de l’imagination dérangée d’un écrivain contemporain soucieux de donner corps à un personnage aussi complexe qu’imprévisible. Elevé par des parents catholiques fondamentalistes, il s’avère un adolescent brillant mais atypique, mal à l’aise dans l’ordre étroit du système scolaire, qui se crée un monde parallèle dans le sous-sol de la maison familiale, entouré de sa musique, de ses innombrables dessins et de ses bandes dessinées. C’est dans cette bulle protectrice, à l’abri des regards et des remontrances moralisantes de sa mère, que le jeune Daniel compose ses premières chansons sur un vieux piano déglingué. Plus il s’approche de l’âge adulte et plus son comportement inquiète. Incapable de vivre seul, inadapté à tout semblant de structure et totalement réfractaire aux règles, il ne passe que quelques mois à l’université avant de réintégrer le domicile familial en Virginie Occidentale. Les médecins ne tardent pas à déceler chez lui les symptômes évidents de graves troubles maniaco-dépressifs.
Sa maladie provoque une ribambelle d’incidents et d’épisodes à la fois rocambolesques et tragiques. Entre deux séjours en hôpital psychiatrique, Johnston se rend responsable d’un accident d’avion, taille la route avec un cirque ambulant sans donner signe de vie, terrorise malgré lui une petite vieille en s’introduisant chez elle à l’aube et se paie des trips destructeurs à l’acide. La musique et le dessin sont les deux fils conducteurs de cette existence chaotique. Sur son magnétophone, il enregistre des kilomètres de bande et stocke une quantité impressionnante de cassettes, albums artisanaux dont il crée lui-même les pochettes. Génie intuitif et hyper-productif, il pond des chansons à la chaîne dans le basement qui lui sert de studio, livrant à son microphone les confessions les plus intimes, émouvantes de dépouillement et de sincérité. Très obsessionnel, il recycle certains symboles indéfiniment (ce déstabilisant orbite oculaire qu’on retrouve dans toute son œuvre picturale) et consacre une pléthore de titres enflammés à Laurie Allen, figure fantasmatique de la femme idéale, dont il devient d’autant plus éperdument amoureux qu’elle épouse un … croque-mort.
Lorsque un journaliste du Austin Chronicle, à qui l’artiste a personnellement remis une cassette, fait partager sa découverte, Johnston rencontre enfin le succès qu’il espérait sur la scène indie folk locale, et son nom devient synonyme de coolitude: il apparaît régulièrement sur MTV, se produit en première partie de Glass Eye, et Kurt Cobain met un point d’honneur à porter le T-shirt de l’album Hi, How Are You? partout où il passe. L’intérêt principal du documentaire de Jeff Feuerzeig réside dans son exploration profonde et pertinente du rapport entre folie et création, thème maintes fois abordé et casse-gueule s’il en est. Le film pose les bonnes questions sans jamais asséner de réponses définitives ni tomber dans le piège du pathos ou du voyeurisme. Si ses chansons sont souvent d’une qualité époustouflante, le succès de Johnston au milieu des années 80 n’est-il pas aussi dû à un intérêt malsain du public pour ce qu’il prend pour un freak ou un phénomène de foire (pour être plus « authentique », Daniel interrompt son traitement quelques semaines avant ses concerts)? N’y a-t-il pas une tentation facile et dangereuse à associer génie et trouble mental, au mépris d’un jugement objectif sur l’œuvre de l’artiste? D’un point de vue extérieur, les fous géniaux ou génies fous sont essentiellement perçus comme des victimes, des êtres incompris aux élans réprimés par un réel pathogène. Mais, comme le montre le film à plusieurs reprises, ils peuvent également s’avérer des bourreaux qui torturent involontairement leur entourage.
Outre son allusion possible au mythe de Robert Johnson, lui-même issu du motif faustien, le titre fait référence à l’obsession de Johnston pour le diable et le mal, qu’il voit partout à l’œuvre. Dans ses moments paroxystiques de délire, il se mue en prêcheur halluciné et incohérent, persuadé d’avoir été missionné par Dieu pour mettre en garde ses congénères contre la puissance néfaste du Malin. Au sein d’une troublante relation entre macrocosme et microcosme, le combat de Daniel (l’interprète des rêves et visions dans la Bible hébraïque) contre sa représentation de la figure diabolique évoque sa lutte constante contre ses propres démons intérieurs et met en lumière la fonction exorcisante de sa musique. A l’image de sa voix, qui semble obstinément se refuser à muer, Johnston oscille entre deux pôles (la souffrance, le mal-être, la noirceur d’un côté, l’innocence, la candeur et la fraîcheur de l’autre), entre l’enfance et l’âge adulte. Totalement imbibé des éléments disparates qui composent son univers imaginaire (dessins, chansons, confessions enregistrées, extraits de journaux intimes), le film réussit le tour de force de cerner autant qu’il est possible un personnage a priori difficilement appréhensible. S’il n’aide pas véritablement à comprendre Daniel Johnston (ce qui n’est pas le but de la démarche), il propose une plongée vertigineuse dans les tréfonds d’un esprit aussi torturé que foisonnant et aborde habilement et par la bande des questions aussi fondamentales que la normalité ou le regard social sur l’artiste, débordant à ce titre largement du cadre du simple portrait.
Extrait :
“I Live My Broken Dream” chanté à MTV